Chapitre 32
Mardi 9 février 2016.
Deux jours que tu es au service de soins palliatifs, dans cette douce chambre baptisée Zéphyr, et tu as déjà commencé à faire connaissance avec le personnel soignant et les dirigeants du service. Juste avant de te retrouver, je dois voir le responsable avec l’un de ses premiers collaborateurs.
Le dirigeant est assez mince et grand. Agé d’environ cinquante-cinq ans, ses cheveux gris et courts coiffés en arrière, mais pas plaqués, lui confèrent une certaine sagesse de prime abord, une impression contrebalancée par un visage sec qui semble fermé. Mais je vais m’apercevoir avec le temps que c’est une apparence trompeuse car c’est un homme très prévenant qui m’adresse la parole pour me présenter son collaborateur :
« Bonjour Monsieur Bau ».
Son confrère, qui doit avoir à peu près trente-cinq ans, est aussi grand que lui. Les cheveux châtains clairs et légèrement bouclés, il dispose d’une attitude encore plus calme que son aîné. Après m’avoir salué à son tour, nous nous installons tous les trois dans une petite salle d’attente assez confortable et qui est d’ailleurs la seule de ce service un peu particulier. Le plus âgé entame :
« Alors, comment allez-vous ?
- Bien, je vous remercie. Pardonnez-moi de rentrer directement dans le vif du sujet, mais comment vont se dérouler les choses pour elle ?
- Tout d’abord, il faut vraiment que vous gardiez à l’esprit que rien n’est joué à l’avance.
- C’est-à-dire ? ».
L’homme aux cheveux bouclés prend la parole à son tour :
« Nous voulons dire que nous connaissons son état d’esprit actuel ainsi que le vôtre. Nous comprenons parfaitement qu’elle veuille partir et que vous souhaitiez tous les deux que ces souffrances s’arrêtent pour elle. Cependant nous avons un protocole à respecter et il est très strict. Permettez-moi de vous expliquer ».
Il pose sa planchette à pince sur la petite table rectangulaire et appuie ses mains sur chacun des accoudoirs tout en croisant ses jambes :
« Nous allons tout d’abord lister chaque médicament qui lui est administré, réajuster ensuite le traitement soit en diminuant ou en augmentant certains dosages et enfin, peut-être supprimer certains traitements pour les remplacer par d’autres molécules.
Cela ne se fera pas en quelques jours et ça prendra un peu de temps car nous n’avons pas le droit à l’erreur. Une fois que nous aurons trouvé le bon traitement avec le bon dosage pour contrôler ses douleurs, et si son souhait de partir est toujours le même, alors nous mettrons en place un protocole d’accompagnement de fin de vie mais pas sans avoir la certitude absolue qu’elle veut tout arrêter.
À l’inverse, si elle manifeste à n’importe quel moment le désir de se raccrocher à la vie malgré son état, nous ne pourrons rien faire de plus que de lui apporter le traitement adéquat dans le but de lui apporter le meilleur confort possible sans planifier quoi que ce soit pour un éventuel accompagnement. Est-ce que vous comprenez bien ça Monsieur Bau ?
- Oui, c’est très clair docteur. Mais sincèrement je pense qu’elle en a plus qu’assez de cette vie et je ne la vois pas changer d’avis si facilement malheureusement.
- Vous savez que le corps peut réagir différemment selon les personnes. Je veux dire ses douleurs aux jambes sont tellement intenses et violentes qu’elle n’en peut plus aujourd’hui. Mais si nous effaçons ces mêmes douleurs demain, cela peut changer radicalement sa perception des choses.
- Peut-être… Nous verrons bien. En attendant, je suis là à sa demande, pour elle et pour lui accorder le droit de partir sans douleur si c’est ce qu’elle souhaite.
- Très bien, nous comprenons. Nous vous tiendrons informé de l’avancée de la situation sur son état physique et psychologique.
- Merci messieurs ».
Sans en rajouter davantage, nous sortons tous les trois de la salle et après s’être mutuellement salués, je m’éclipse dans ta chambre.
Tu es semi-endormie et ton drap se froisse lorsque tu entends la porte battante se refermer :
« Bonjour Madame ma femme. Tu as l’air bien calme ?
- Bonjour mon mari. (pied en avant), oui…
- Tu sais ce qu’on va faire dans moins de cinq minutes ?
- Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…
- Ouh là là ! À en voir ton pied, j’imagine que tu as vraiment hâte, non ?
- Carrément.
- Ah bah voilà justement les filles qui arrivent pour te préparer.
- Bonjour Edwige, bonjour Monsieur Bau. Bon allez hop ! C’est parti… On va bien s’occuper de toi avec ma collègue, dit l’une d’elles sur un ton dynamique.
- Non…
- Oui je sais ce que tu veux dire ma p’tite femme mais ne t’inquiète pas car tout est prévu. Je vous accompagne toutes les trois et après t’avoir installée, c’est moi qui vais te laver et te donner le bain. Tout est arrangé.
- Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… ».
Depuis que tu es en structure hospitalière et surtout depuis l’opération, c’est le premier bain que tu vas prendre. Malgré tous les soins qui te sont apportés avec les toilettes faites dans un lit-douche, il y a longtemps que ton corps n’a pas été complètement immergé. Et savoir que toute ta peau en même temps va être en contact avec l’eau te met dans un état d’impatience tel que tu es comme un enfant devant un cadeau de Noël. Les choses qui nous paraissent les plus simples et dont on est soudainement privé peuvent nous apparaître comme de véritables trésors lorsque l’on a la chance d’y avoir accès de nouveau.
Après t’avoir complètement déshabillée dans la chambre, les aides-soignantes t’installent sur un lit un peu plus étroit et te recouvrent d’un drap épais pour te cacher au moment de ton passage dans le couloir.
Nous pénétrons très vite dans une grande salle de bains où il fait plutôt chaud. La pièce est assez lumineuse avec, en plein milieu, une baignoire aux dimensions impressionnantes disposant d’un système de levage pour la mettre à hauteur d’homme et un régulateur permettant d’obtenir une eau à la température idéale. Pendant que tes deux petites fées s’affairent à préparer le lève-malade, mes yeux font un tour rapide de la pièce. À droite se trouve une cabine de douche à même le sol pour personnes à mobilité réduite, puis tout le mur côté droit est occupé par une grande étagère de rangement avec tiroirs contenant divers produits de soin pour le corps ainsi que plusieurs pansements et bandages qui doivent certainement servir pour les renouvellements après une toilette complète. En face, une fenêtre opaque qui ne laisse pas entrer beaucoup de lumière, et enfin à gauche, un meuble attire ma curiosité. Une petite chaîne avec lecteur laser se trouve dessus et à côté quelques CD qui ne me disent rien de prime abord. Alors je lance logiquement :
« C’est cool ça ma p’tite femme, on va pouvoir te mettre de la musique pendant le bain.
- Ah mais ce n’est rien ça Monsieur Bau. Attendez de voir un peu la petite touche supplémentaire.
- …
- … »
L’une des deux femmes s’approche de l’interrupteur pour éteindre la lumière. La pièce se trouve alors plongée dans une certaine pénombre et c’est avec un sourire non dissimulé qu’elle appuie sur un petit bouton pour actionner un éclairage assez étonnant. Progressivement, je remarque que tout le plafond s’illumine par des petites diodes qui, incrustées dans les plaques, offrent une lumière tamisée en donnant l’illusion d’un ciel étoilé. C’est vraiment à ce moment que je comprends toute l’utilité de cet endroit. Une sorte de refuge inviolable où l’on offre à des personnes, qui ne peuvent imaginer un avenir serein, un peu d’attention et d’humanité.
Elles actionnent le lève-malade et je remarque que le harnais est un matelas souple plastifié prévu pour aller dans l’eau. Lentement, elles te font descendre très délicatement dans le bain et :
« Ooooooooooooooooooooooooooooooh… ! »
Les aides-soignantes stoppent immédiatement la manipulation car depuis la dégradation tu n’as sorti pratiquement aucun son :
« Ça ne va pas ma chérie ?
- Si…
- Est-ce que c’est trop chaud ?
- Non…
- Ah OK, c’est parce que ça te plaît alors ?
- OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII…
- Euh, je crois que vous pouvez continuer mesdames ».
Leurs visages s’éclairent de larges sourires et elles reprennent leur manipulation. Une fois ton corps immergé, la têtière plastifiée du matelas redresse ta tête naturellement et je contemple ton visage qui prend tout à coup un air apaisé. Ta bouche s’entrouvre légèrement et nous percevons un demi soupir que nous décryptons comme un :
« Enfin… ».
Juste avant de sortir, elles disposent tout le nécessaire pour ta toilette et l’une d’elles allume le lecteur laser pour y placer un disque avec des bruits de ruisseau et autres chants d’oiseau :
« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à appuyer sur la sonnette.
- Merci mesdames, c’est vraiment gentil. Combien de temps avons-nous ?
- Autant que vous le souhaitez mais je pense que dans une heure déjà, elle sera aux anges. Passez un bon moment ».
Elles sortent afin de nous laisser profiter de cet instant de quiétude. Je me penche juste audessus de ta tête afin de t’embrasser sur le front puis je subtilise le gant de toilette se trouvant sur la grande table à droite et tout en me servant de ce même gant pour mouiller lentement tes cheveux, je m’aperçois que je redécouvre ton corps pour la première fois depuis bientôt deux ans. C’est pourtant celui d’une femme que je connais par cœur et que j’ai serré de toutes mes forces quand nous vivions ensemble mais là c’est différent. Je ne parle pas de tes bras ou de tes jambes dont les muscles commencent à être bien atrophiés, mais je crois qu’inconsciemment, en étant privé de choses simples qu’on peut parfois considérer comme acquises, on redevient des étrangers. Pas sur le plan de l’échange psychologique bien sûr, car de ce côté-là, nous battons des records toi et moi. Non, c’est plus profond que ça. Tu me donnes le droit de regarder, de toucher et de laver ton corps. Un corps auquel je n’ai plus accès alors que nous ne nous sommes jamais quittés.
Maladroitement mais sereinement, je verse sur le gant un peu de gel douche et je commence à te laver. Tes yeux sont toujours fermés bien sûr et ta respiration en dit long sur l’état dans lequel tu es puisqu’elle est presque imperceptible. Je ne néglige aucune partie de ton corps en faisant preuve d’une grande pudeur et du plus grand respect possible. Les chants d’oiseaux sur fond musical habillent ce délicat moment et puis :
« Ooooooooooooooooooooooooooooooooooooh… !
- C’est bon ? Hein ma p’tite femme ?
- Oui…
- Profite mon amour, c’est ton moment ».
Et c’est ainsi que, pendant une bonne heure, tu es redevenue comme un nouveau-né. Avec l’unique plaisir du contact de l’eau sur ta peau et un monde qui n’existe plus autour de toi, tu t’abandonnes complètement pour ressentir ton mari te donner un peu de douceur pour la douleur…
***
Vendredi 26 février 2016,
Cela fait trois semaines maintenant que tu es au service de soins palliatifs du CHU de Poitiers et il faut dire que ton état physique a changé dans un certain sens. Les divers essais par rapport aux traitements mis en œuvre pour contrôler tes douleurs commencent à porter leurs fruits. Tes douleurs ne sont certes plus présentes, mais c’est au prix d’une augmentation de certains médicaments ainsi que le remplacement de plusieurs d’entre eux.
Ton désir de partir est toujours là mais tu te sens beaucoup moins tendue.
Aujourd’hui est à nouveau une journée vraiment particulière car tu n’as pas revu ton fils depuis le mois de septembre. Ne sachant pas de quoi demain sera fait, il me semblait primordial de l’inciter à revenir te voir. Il est vrai que c’est un choix délicat mais je pense inévitable étant donné que tu as choisi de partir. Cependant, cela m’a demandé une grande préparation car notre enfant a traversé une période très délicate fin 2015 et il était complètement perdu. Il lui a fallu accepter ton état alors qu’il se sentait pris au piège. Un piège dont il est difficile de sortir pour un enfant de cinq ans et demi quand il comprend que sa mère est là physiquement mais qu’il ne peut pas avoir accès à son affection. Avec l’aide de la formidable psychologue des soins palliatifs, nous avons organisé une rencontre pour préparer Louis à un éventuel choc tout en sachant que ce sera peut-être la dernière fois qu’il te verra.
Juste avant ce petit tête-à-tête mère-fils, elle décide de faire venir notre garçon dans un bureau où se trouvent tous les appareils qui sont autour de toi. Le but pour cette dame est de lui expliquer à quoi servent ces petites choses qui sont reliées à toi histoire qu’il occulte ça de sa vision en rentrant dans ta chambre et qu’il aille directement vers ta personne sans être impressionné par une perfusion ou tout autre chose. La démarche est excellente et nous allons avoir le résultat souhaité.
Nous poussons lentement tous les deux la porte de ta chambre…
Comme prévu, il ne fait absolument pas attention aux équipements autour de ton lit et c’est sans aucune question qu’il avance vers toi à petits pas. Les aides-soignantes t’ont maquillé afin que tu sois toute belle pour ton fiston. Je remarque que tu trembles mais je ressens immédiatement que ce n’est pas lié à un éventuel manque de médicaments. Tu as les paupières fermées et ton visage se met à rougir en un instant quand tu entends ton fils s’approcher du lit. L’émotion est palpable pour nous trois dans cette chambre et je sais que tu n’oses pas émettre le moindre son car tu angoisses de faire peur à ton petit homme qui t’a tant manqué. C’est finalement lui qui va prendre son courage à deux mains pour te dire de sa petite voix d’enfant :
« Bonjour maman… Ça va ?
- Booooonjooouuurrrrr Loouuiiiis ».
Il n’est pas du tout choqué par ta façon de répondre car nous lui avons tout expliqué avant votre entrevue. De son propre chef, il me demande de baisser le bat-flanc de ton lit pour te faire un bisou et un câlin. Tu commences à transpirer car tu ne t’attendais pas à recevoir autant d’amour de la part ce petit bout de toi. Tu réalises que le chemin a été long pour lui et qu’il lui a fallu batailler pour accepter et venir jusqu’à toi :
« Papa, est-ce que je peux m’allonger près de maman ? ».
Alors que je viens juste de baisser la barrière de protection, je marque un temps d’arrêt face à une demande à laquelle je ne m’attendais pas. Je quitte les chaussures de notre fiston pour ensuite l’aider à monter sur le matelas et il pose lentement sa tête sur ta poitrine tout en recroquevillant ses jambes contre ton corps pour se blottir près de toi en position fœtale.
Je décide de vous prendre en photo pour suspendre dans le temps cet instant délicat. Un moment précieux où une mère retrouve la chair de sa chair, avec comme variante l’enfant qui rassure et console celle qui l’a mis au monde. Il est venu avec tout son cœur et son courage pour te dire une fois près de toi :
« Je t’aime maman… ».