Chapitre 33
Jeudi 24 mars 2016.
Un jour décisif même si j’en connais déjà la finalité. Tu es arrivé au bout du protocole défini par l’unité de soins palliatifs et nous allons connaître ta décision finale ainsi que l’avis des médecins. Ils seront plusieurs à être présents car même si tous les résidents bénéficient des mêmes attentions, ton cas reste assez particulier surtout sur le plan psychologique.
Ce qu’il y a d’étrange depuis quelques jours, c’est la façon dont je perçois la vie et ses évènements qui nous font face. Il y a environ deux semaines, avant que je comprenne ce vers quoi tu souhaites aboutir, tu m’as confié la lourde responsabilité de prévoir un endroit où tu pourras te reposer comme tu aimes si bien dire. Alors j’ai pris sur moi en faisant toutes les démarches nécessaires à la mairie afin d’acheter une concession pour y faire creuser un caveau et acheter une pierre tombale dans le but ne pas se retrouver devant une situation de mini-urgence. Une action vraiment douloureuse à réaliser pour moi car tu m’as demandé de faire quelque chose qui m’impose de faire une sorte de deuil alors que je vis une réalité qui est toute autre en venant te voir le plus souvent possible. Il est vraiment difficile pour un mari de planifier le départ de sa femme et de la mère de ses enfants, mais je t’ai fait une promesse, et je suis allé jusqu’au bout même si je sais pertinemment que le vent vient de tourner…
***
Je passe te voir rapidement avant la réunion, mais tu restes relativement silencieuse. Oui, on peut dire silencieuse même si tu ne parles que très peu. Et quand je dis « parler », il s’agit parfois de morceaux de mots qui sont inaudibles ou incompréhensibles mais qui nous permettent une plus grande facilité sur la communication.
Tu restes donc relativement silencieuse face à moi mais je ne saisis pas encore pourquoi alors que je connais déjà ta décision. Je vais le réaliser lors de notre réunion…
Tes parents patientent dans le salon réservé aux familles lorsqu’on nous appelle pour débuter. Nous sommes sept à pénétrer dans ce bureau tout en longueur avec pour ma part l’effet de marcher sur un fil au-dessus d’un ravin.
Il y a cet homme de trente-cinq ans qui a les cheveux bouclés, la psychologue que nous affectionnons beaucoup ainsi qu’un autre homme d’environ trente ans qui est interne mais que nous connaissons bien toi et moi maintenant, et puis enfin le responsable du service qui prend la parole en premier :
« Bonjour à tous. Alors je voulais d’abord vous demander, comment allez-vous ? », dit-il en se tournant vers tes parents.
Ta mère, comme souvent, parle la première même si tes parents sont tous deux dans l’expectative d’une solution qui leur permettrait de respirer :
« Oui ça va. On est surtout inquiet car on voulait savoir si Edwige va rester longtemps ici ?
C’est bon, elle a compris je pense intérieurement…
- On va d’abord discuter dans un premier temps de tout ce qui s’est passé depuis un mois et demi pour elle et dresser le bilan tous ensemble. Il faut également que vous sachiez que nous avons eu un entretien avec Madame Bau avant cette réunion de synthèse et elle sait tout ce qui va être évoqué.
- D’accord.
- Et vous Monsieur Bau, quel est votre état d’esprit ?
Tu sais pourquoi tu es là Abel et tu connais très bien l’issue de cette réunion alors assure mec ! Tu n’as pas le droit de flancher… :
- Bien je vous remercie. J’ai rapidement assimilé le revirement de situation qui s’est opéré psychologiquement pour ma femme donc je sais vers quoi nous nous dirigeons.
- Parfait alors commençons ».
Pendant presque une heure, nous refaisons le chemin que tu as parcouru depuis ton arrivée au service de soins palliatifs et les traitements dont tu as bénéficié. Seulement, je ressens comme une sensation bizarre et l’étau qui commence à serrer ma poitrine au fur et à mesure de la réunion. Nous arrivons au dénouement que je connais par avance mais je réalise à quel point je redoutais de l’entendre inconsciemment :
« […] C’est donc pour cela qu’il est préférable d’orienter votre épouse vers un établissement de soins de suite et de réadaptation physique étant donné que nous avons réussi à lui supprimer le facteur douleur qui lui donnait tellement envie de partir ».
Ils l’ont fait exprès j’en suis sûr. Est-ce qu’ils savent au moins ce par quoi je suis passé ?… C’est évident que non !
Je voyais la fin de ton calvaire ma p’tite femme et surtout, je ne voulais pas que nos enfants grandissent sans vraiment comprendre pourquoi leur mère ne peut pas les prendre dans ses bras. On dirait que ça t’es égal que j’en souffre… Comment je vais leur expliquer ça ? Comment je vais affronter ça ?
Est-ce que c’est ça ma vie ?…
Tes parents se tournent vers moi et tout en sentant leur cœur délesté du risque de voir leur fille partir, je sais qu’ils attendent que je prononce les premiers mots. J’ouvre ma bouche mais aucun son ne sort. Je tente de déglutir comme pour décoincer les quelques lettres au fond de ma gorge mais rien. Je m’étouffe avec ma peine. J’ai envie de hurler en me levant d’un bond, soulever cette saloperie de table et faire valser tous ces rapports médicaux que je ne peux plus voir en peinture. Malheureusement, seul mon imaginaire m’autorise un tel excès de violence. Mains posées sur les cuisses, mes doigts se rétractent lentement sur mon jean jusqu’à ce que je sente mes ongles à travers le tissu épais. Mon visage rougit d’une profonde détresse et d’une immense colère au moment où les larmes déferlent sur mon visage. Un cri étouffé s’échappe alors de mes lèvres scellées jusqu’ici et c’est avec une voix étranglée que je dis en regardant le responsable droit dans les yeux :
« J’ai 36 ans. Qu’est-ce que je vais devenir ? Est-ce que je vais devoir subir ça toute ma vie ? Est-ce que je vais tenir cette situation à bout de bras en restant seul ? »
Je baisse les yeux en ayant presque honte d’avoir dit ça même si cela reste une réaction humaine. Est-ce un crime de se demander si on doit rester seul pour affronter une situation aussi bouleversante sans partage de sentiments au quotidien ?
Alors que je regarde mes larmes tomber sur cette table qui a dû voler trois ou quatre fois dans mon inconscient, mon premier interlocuteur me tend une boîte de mouchoirs que j’utilise sans ménagement. C’est à ce moment que ta mère prend la parole pour me dire quelque chose que je n’attendais pas :
« Mais tu sais Abel, c’est normal que tu réagisses comme ça. Franchement on comprend si un jour tu as quelqu’un parce que ça dure depuis trop longtemps, on ne pourra pas t’en vouloir ».
Je reste estomaqué par ce que je viens d’entendre et à la fois dubitatif de sa réaction car je me demande si cela est dû à l’atmosphère très particulière qui peut provoquer un certain émoi ou alors une réelle compréhension de la chose.
Quoiqu’il en soit, ma vie ne sera plus jamais la même et il va falloir que je digère tout ce qui vient de se passer, que j’accepte de m’être préparé à te voir partir en ayant fait toutes ces démarches pour finalement te voir rester. C’est là que je repense à ta réaction, ton silence tout à l’heure dans la chambre…
Tu n’es pas gênée de vouloir rester mais tu culpabilises de ce que je viens de traverser pour t’aider à partir. Acheter une concession dans un cimetière, prévoir et choisir une pierre tombale ainsi qu’un cercueil, se renseigner sur la marche à suivre… Bref, toutes les démarches nécessaires en faisant une sorte de deuil avant le deuil.
Tu te sens fautive de m’avoir fait traverser ça mais je te rassure très vite en ravalant (par erreur) ce flot d’émotions fortes que je viens de prendre en pleine figure.
Dans ta chambre, après la réunion :
« Tu sais ma p’tite femme, c’est une décision qui t’appartient et je reste derrière toi. Alors je comprends et ressens que tu culpabilises sur tout le travail effectué pour t’emmener jusqu’ici, mais rassure toi, ce n’est pas de ta faute.
- Meeerciii mooon maaariii…
- Bien. Maintenant que nous avons passé cette étape, tu dois savoir qu’ils ne peuvent pas te garder dans ce service indéfiniment donc dès qu’une place se libère quelque part, tu seras transférée dans un autre établissement.
- Ouuuiii jeee saaaiiis… Ils meee l’ooont diiit.
- Parfait. Je t’aime ma p’tite femme ».
Le mardi 21 juin 2016, tu es admise à l’hôpital de Lusignan, antenne du CHU de Poitiers.