Chapitre 31
Décembre 2015.
Il se déroule comme un parchemin mais s’effrite comme des feuilles de maïs séchées par le soleil. On court pour tenter de le rattraper mais il s’écoule pour nous glisser entre les doigts, tel du sable fin. L’année 2015 s’achève bientôt et hormis ton état physique qui est de plus en plus préoccupant, peu de choses ont changé. Les douleurs à tes jambes sont fulgurantes et on poursuit une antalgie que nous n’arrivons pas à rattraper. Tes joues et tes tempes sont creusées ; tes mains, tes doigts et tes jambes se crispent et se déforment. Mais je continue de faire des allers-retours entre notre domicile et l’hôpital de Melle où le personnel fait son maximum pour t’apporter le plus d’attention possible.
Cependant, tu es toujours présente et même si notre moral mutuel n’est pas au beau fixe, tu luttes toujours vaillamment malgré la douleur. Mais quelque chose ne va pas, j’ai le sentiment que tu n’en peux plus de vivre avec cette douleur constante et que tu arrives au maximum de ce que tu peux psychologiquement supporter. Le produit de ta pompe intrathécale qui à la base est constitué exclusivement de Baclofène a été substitué par un mélange de 3 constituants. Baclofène, Naropéine et Morphine. Cependant, le réservoir n’est plus assez grand pour contenir les 3 produits réunis étant donné que le débit de la pompe et tes allers-retours au CHU de Poitiers pour le remplissage de cette dernière sont inévitablement plus fréquents ce qui n’est pas sans conséquence car les trajets t’épuisent énormément.
Le docteur du centre antidouleur qui effectue les remplissages en informe le professeur qui t’a implanté l’appareil en vue de le remplacer par un autre ayant une capacité de stockage plus importante. Une petite opération est rapidement décidée afin de procéder à l’échange. Les fêtes de fin d’année approchent et nous allons passer notre deuxième Noël sans toi…
***
Mercredi 3 février 2016
Je suis avec toi dans l’ambulance pour ton rendez-vous mensuel au centre antidouleur en vue du remplissage de pompe. Un rendez-vous devenu banal certes, mais depuis une quinzaine de jours nous échangeons énormément toi et moi sur ce mal qui te cisaille littéralement les jambes. Tu es à bout de nerfs et même si les médicaments qui te sont donnés sont là pour les calmer, tu arrives à un point où tu n’as plus d’autre choix que de vouloir en finir. Tu me fais comprendre qu’il faut que je parle au neurochirurgien pour trouver une solution. Mais quelle solution ?
J’ai alors discuté à plusieurs reprises par téléphone avant le rendez-vous avec le docteur qui effectue le réassort de ton petit appareil dans l’espoir d’avoir des réponses à mes questions. Mais tout ce qu’elle peut faire pour toi et moi, c’est de demander au professeur en neurorachis qui t’a opérée de venir ce jour afin de vérifier par lui-même la véracité de mes propos.
Après avoir patienté un court instant dans le couloir, on nous fait entrer tous les deux dans cette petite salle que je connais très bien maintenant. Les ambulanciers poussent ton brancard jusqu’à la table où les produits sont préparés puis ils nous laissent en refermant la porte derrière eux.
Je m’assois à côté de toi au niveau de ta tête, la doctoresse est derrière son bureau et son assistante commence à déplier un champ stérile sur le chariot tout inox pour y préparer les seringues qui serviront à t’administrer le produit. Elle arbore un look d’institutrice un peu sévère mais n’en demeure pas moins très sympathique :
« Bonjour Monsieur Bau, comment allez-vous ?
- Pas bien du tout pour vous dire la vérité mais je pense que vous vous en doutiez.
- Oui effectivement. Vous êtes un cas particulier avec votre femme. Elle nous comprend toujours ?
- Oui…
- Oui, elle vous comprend toujours. Elle entend et ressent absolument tout. Le problème c’est que lorsqu’elle est consciente, elle ne pense qu’à la douleur qu’elle éprouve et c’est vraiment permanent. La nuit, il lui arrive même de rêver qu’elle a mal et ça la réveille évidemment. Alors la douleur continue de la faire souffrir encore et toujours. Elle n’en peut plus, elle veut que ça s’arrête… ».
Mes mains se crispent sur les accoudoirs de la chaise et ma voix commence à trembler. Elle regarde ton pied qui s’incline vers l’avant à chacun de mes propos, mais je choisis de poursuivre :
« J’aimerais vous demander quelque chose mais j’ai peur que cela vous choque.
- Je sais ce que vous allez me demander.
- Peut-être mais je dois vous le dire », je commence à pleurer. « Elle voudrait mourir…
- D’accord je vois ».
L’assistante de la femme qui nous fait face a terminé sa préparation et nous regarde tous les trois en train de converser en restant debout. Une atmosphère très lourde pèse dans cette pièce avec un silence qui accentue ce ressenti. La doctoresse joint ses deux mains comme une prière en cachant sa bouche avec les deux index, pousse un long soupir et se lève de derrière son bureau pour venir jusqu’à toi. Sa main glisse sous ton pied droit et elle engage :
- Madame Bau, est-ce que vous m’entendez ?
- Oui…
- Quand j’écoute tout ce que me dit votre mari, je me dis qu’on doit essayer de faire quelque chose. Sachez qu’à mon niveau je ne peux rien faire mais, avant d’appeler mon confrère, je voulais vous poser des questions simples. Avez-vous conscience de votre état ?
- Oui…
- Est-ce que vous confirmez tout ce que votre mari vient de m’expliquer ?
- Oui…
- Souhaitez-vous vraiment partir pour ne plus avoir mal ? Pardonnez-moi pour ces questions violentes.
- OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII…
- Le doute n’est plus permis ».
Et elle se rassoit derrière son bureau pour prendre son téléphone :
« Oui allô, Comment vas-tu ?… Très bien merci. Dis-moi, je suis avec Madame Bau et son mari là, et il faudrait que tu passes la voir pour que l’on puisse discuter ensemble sur ce dont on avait parlé hier… OK je te remercie ».
Elle raccroche, se lève à nouveau pour se poster devant son bureau et s’y poser :
« Le professeur va venir nous voir dans quelques minutes. Il est avec des étudiants en médecine non loin du bâtiment, il termine ce qu’il doit faire et nous rejoint. En attendant je vais effectuer le remplissage ».
Pendant l’acte, je reste assis près de ta tête et comme à mon habitude, je fais mon concierge en te donnant toutes les petites nouvelles du front. La doctoresse mélange les petites fioles de médicaments l’une après l’autre à l’intérieur d’une grosse seringue en respectant scrupuleusement un dosage particulier. Puis elle relie la dite seringue à un tube souple extrêmement fin qui en son bout est équipé d’une fine aiguille. Elle lève le côté droit de ton haut pour laisser apparaître cette forme que l’on distingue sous la peau de ton abdomen et qui s’apparente à une boîte ronde. Elle pique en son centre à l’aide de la fine aiguille, puis très délicatement retire le produit restant à l’intérieur pour y injecter tout aussi doucement et en plusieurs fois les divers composants de ton mélange. En seulement quinze minutes, l’opération est terminée et c’est à peu près à ce moment-là qu’arrive le professeur qui t’a implanté cette pompe, accompagné d’un jeune interne. Toujours cette confiance mutuelle qui nous lie chaque fois que j’ai une entrevue avec lui. Nous lui présentons très rapidement les faits, et après t’avoir posé quelques questions, donne son avis qui est sans équivoque :
« Comme vous me le disiez ma chère consœur, le doute n’est pas permis. Écoutez Monsieur Bau, je ne connais pas l’issue de ce combat mais je ne peux que faire mon maximum pour pousser quelques portes et vous aider à mon niveau ».
Il se saisit de son téléphone interne pour appeler un service que je ne connais pas encore :
« Oui allô… Oui c’est moi. J’ai un problème avec une patiente et il faudrait absolument que je dispose d’une chambre dans ton service rapidement, ce soir serait l’idéal… Ah mince, ce n’est vraiment pas possible ?… Demain ou après-demain au pire tu dis ?… Bon d’accord, on fait comme ça. En attendant, je vais m’arranger pour qu’elle dispose d’une chambre en neuro ou neurochir pour un jour ou deux… OK, merci et on en parle demain ».
Il range son téléphone dans la poche de sa blouse et s’appuie sur un chariot posté à sa droite pour nous dire :
« Si vous êtes d’accord madame Bau, vous n’allez pas rentrer à l’hôpital de Melle ce soir. Nous allons très probablement vous transférer dans notre service et dans deux jours, trois maximum, vous serez redirigée au service de soins palliatifs.
- Oui…
- C’est quoi ce service ? », mon visage commence à se figer avant même qu’il ne me réponde.
« Je vais vous répondre très simplement. Nous savons que votre épouse ne pourra recouvrir aucune faculté sur le plan de l’autonomie, et que ses douleurs lui font mal à tel point qu’elle veut en finir. Si le souhait de votre épouse est de ne plus vouloir souffrir, ce service ne peut pas faire une piqûre et forcer la personne à mourir car c’est interdit mais ils peuvent soulager sa souffrance au moment où « le corps » décide de lâcher prise ».
Ton pied droit s’incline fermement vers l’avant en signe d’approbation au moment où mes nerfs lâchent complètement. Mon visage et mon masque tombent car je vois le bout du tunnel pour une situation qui nous avait pris au piège depuis un trop long moment. Des souffrances injustifiées qui vont enfin s’arrêter pour te donner le droit de te reposer et d’être en paix. Nous avons tous les deux conscience du choix que tu viens de faire, de ce que cela implique pour la suite et surtout pour nos enfants, mais tu n’en peux plus, tu ne veux plus avoir mal. Et cette douleur est si forte que tu veux tout simplement mourir.
Un flot de larmes incontrôlables me submerge pendant je m’avance vers le professeur qui me fait face pour m’écrouler dans ses bras. Je sais que pour pouvoir faire convenablement leur métier, les membres du personnel d’un hôpital sont contraints de ne pas trop s’impliquer affectivement afin de garder l’esprit clair, mais ce neurochirurgien vient d’avoir dans l’instant la réaction appropriée en ouvrant ses bras naturellement pour accueillir un homme à la fois effondré par le chagrin de savoir que la mère de ses enfants va être accompagnée pour partir si elle le souhaite, mais aussi soulagé de voir les souffrances de sa femme prendre fin. Un mélange complexe de sentiments contradictoires qui font de nous ce que nous sommes, des humains…
J’essuie grossièrement mes larmes :
« Excusez-moi professeur.
- Je vous en prie, c’est normal », me dit-il en posant ses mains sur mes épaules et en me regardant dans les yeux.
Trois jours plus tard, tu es admise au service de soins palliatifs du CHU de Poitiers.