Le temps des secrets

Abel Bau

L’opération

Chapitre 17

Jeudi 10 juillet 2014, 5h45.

Je me rends dans ta chambre au petit matin. Je crois même que c’est la première fois que j’observe le service aussi calme. On peut entendre ci et là des patients appeler les aides-soignantes qui abordent leur début de journée tout sourire, les femmes de ménage qui entament leur service ou encore un responsable du secteur qui discute avec une infirmière. Mais malgré ce frémissement médical, l’atmosphère est relativement silencieuse. Je me rends compte alors combien il doit être difficile pour le personnel d’un service, de neurochirurgie dans ce cas précis, de pouvoir composer en journée avec les soins infirmiers, les visites et renseignements que peuvent demander les membres d’une famille ainsi que, par moments, des sauts d’humeur imprévisibles.

Je croise deux aides-soignantes que je côtoie depuis le début :

« Alors Monsieur Bau, c’est le grand jour ? », me demande l’une d’elle très calmement.

« Oui… Je pense que ça va être délicat aujourd’hui.

- Elle doit partir au bloc à 6h30 je crois et l’opération devrait débuter à 7h00.

- C’est exact. Vous avez drôlement bien appris votre leçon », lui répondis-je avec un air faussement détendu car je sais que tu joues ton avenir aujourd’hui.

« Allez-y Monsieur Bau. Sa toilette est faite et… elle vous attend je crois ».

Je pousse la porte lentement et ta chambre est baignée dans une douce lumière. Un mélange de pénombre et de clarté grâce aux premiers rayons du soleil qui trouvent un passage par les trous de ton store entrouvert. Tu es étendue sur le lit et tu gardes les yeux fermés mais je sens que tu m’as entendu arriver. Ta voix très lente, comme celle d’une petite fille mais avec un timbre de femme, me dit :

« Bonjjouur mmon mariii.

- Bonjour ma p’tite femme. Tu as bien dormi ? (question très bête je pense après l’avoir posée)

- Nnon paaaas troop… Quand les fiiillees sont aaarriivéées pouur la toileeettee, je dormais déjà pluuus.

- Bon OK. Écoute ma chérie, je te sens dans un tel état de tension qu’on ne va pas parler pour tourner en rond et faire semblant. On va donc se mettre devant la télé et attendre qu’on vienne te chercher. J’ai eu l’autorisation pour t’accompagner jusqu’aux portes du bloc et après, je remonte dans ta chambre et j’attendrai jusqu’à la fin de l’opération avant de te retrouver en soins intensifs.

- D’aaaccooord mon Bééélouuu ».

Et nous restons ainsi toi et moi pendant 30 minutes dans un silence entrecoupé de bulletins météo et de pages d’informations.

6h30, Toc toc toc…

Une infirmière rentre suivie de deux hommes.

« Bonjour Edwige. Il va falloir y aller.

- D’aaaccooord ».

Je me place dans le couloir pour faciliter le travail du personnel médical et sans mot dire, je suis, avec deux ou trois pas d’écart, les deux hommes qui te conduisent au niveau du bloc.

Couloir,… porte,…, ascenseur réservé au personnel et au transport des malades,… couloir,…

Puis nous arrivons dans une grande salle où il fait un peu plus frais et ils t’installent dès lors sur un autre lit :

« On va venir dans peu de temps pour vous conduire au bloc ».

Ton signe de tête reste ta seule réponse. Je me penche sur ton visage pour te déposer un baiser sur le front. Ta paupière droite est fermée et je ne croise que le regard de ton œil gauche. On ne se dit rien mais on sait que ce qui nous attend sera une épreuve hors du commun. Je t’embrasse pour la deuxième fois mais sur la bouche cette fois et je me rassois à ta droite en posant ma tête contre toi et en caressant tes cheveux. Seulement 5 minutes plus tard, une femme et un homme viennent te chercher et je continue de vous suivre tout en regardant ton visage. Ton œil, resté ouvert, fixe le plafond en regardant défiler lentement une succession de lumières néons et je vois l’expression de ton œil qui, même immobile, reflète un mélange de peur et d’interrogation. Je sens et je lis tes pensées :

« Qu’est-ce que je vais devenir ?,… Est-ce que j’ai pris la bonne décision ?,… Est-ce que je vais me réveiller ?,… C’est la dernière fois que je vois de la lumière ?… Si je m’en vais, est-ce qu’il y a quelque chose de l’autre côté ?… ».

Je suis torturé par tes angoisses, par ce que tu peux ressentir et j’essaie alors d’absorber par la pensée et ma présence un maximum de cette peur de l’inconnu qui est la tienne. Nous arrivons alors devant les portes du bloc et tes accompagnateurs marquent un temps d’arrêt afin que je puisse t’embrasser encore une fois. Nos lèvres se touchent et je te dis :

« À tout à l’heure mon amour ».

Les portes se ferment devant moi et je reste seul avec mes pensées et mes peurs…