Chapitre 38
Début février 2018.
Comme très régulièrement, Alison et moi, nous nous téléphonons pour prendre de nos nouvelles.
On évoque tout et n’importe quoi, mais évidemment, il y a des moments où nous parlons forcément de toi. Ton état de santé et d’esprit entremêlés à cette vie de tous les jours qui est la mienne. Je lui parle bien sûr du côté visuel qui me peine à chacune des visites que je te rends, car si j’ai pourtant choisi de vivre et d’avancer sans toi en acceptant ma situation, il n’en reste pas moins que je suis ton mari et le père de nos enfants. L’amour que j’ai pour toi est toujours là même s’il est différent car il faut comprendre que l’amour de partage s’est métamorphosé au fil du temps en amour de respect.
Je pense que l’amour ne peut exister sans partage. Pourtant, même si nous ne jouissons plus de moment ensemble au sens normal du terme, je n’ai jamais cessé de te tenir la main car tu m’as donné un amour véritable et deux enfants merveilleux. Et tout ce que je fais pour toi encore aujourd’hui, j’appelle ça du respect.
Je retrace avec Alison certains évènements qui m’ont conduit à cet état d’esprit qui est le mien maintenant. Sans m’en rendre compte, je le fais avec une grande précision :
« […] Non mais c’est dingue Abel, t’arrives même à me ressortir des dialogues. C’est fou !
- Tu sais l’artiste, c’est un peu normal je crois. Ça marque.
- Oui, je sais mais franchement… Tu te rends compte que par moments, tu ressors des mots que tu as échangés il y a 4 ans. Tu le fais avec tellement d’exactitude et sans aucune hésitation.
Sérieux, t’as une mémoire de dingue. Tu pourrais presque en faire un bouquin… ».
Mon amie vient de lâcher les mots. Surpris, ma première réaction est de marquer un rire sans retenue, et puis :
« Non mais t’es sérieuse là ? Tu me vois écrire un livre ?
- Et pourquoi pas ? Tu parles bien, t’es amoureux des mots et puis avec tout ce que tu as traversé, tu as matière à raconter quelque chose tu ne crois pas ?
- Oui bien sûr mais de là à devenir écrivain, il y a un fossé.
- C’est toi qui vois mon ami, c’est juste une idée comme ça en passant ».
Nous restons ainsi à échanger pendant de longues minutes sur des sujets tout autre…
Quelques jours plus tard, je ne cesse de penser à ses derniers mots lorsque je rentre chez moi :
« C’est juste une idée comme ça en passant… »
Pfff, alors elle j’te jure elle est unique ! Moi, écrire un bouquin…
Et puis pour dire quoi ? Comment raconter une histoire pareille ? Comment retranscrire de telles émotions ?
Si je devais faire un livre sur toi, sur nous, il faudrait que je parle d’abord de notre rencontre.
Allez mec, on va s’occuper deux minutes. Mais juste comme ça, pour voir…
Je prends mon ordinateur portable et j’ouvre l’application de traitement de texte. Une feuille blanche s’affiche à l’écran et le petit curseur noir clignote en haut à gauche.
Bon… alors tu fais quoi Abel ? Tu parles de quoi en premier ? La rencontre me semble un bon départ, et puis de toute façon, tu n’auras pas grand-chose à raconter mon pote.
Je presse les touches sur le clavier pour écrire le titre du premier chapitre, LA rencontre.
Un chapitre qui est bref mais intense, puis j’enclenche la suite logique en évoquant la naissance de nos enfants de façon très brève également.
Sans que je m’en rende vraiment compte, la trame de mon récit se déroule sous mes yeux au fur et à mesure que j’écris ce deuxième chapitre. Tes premiers symptômes qui se superposent avec tes derniers moments de femme heureuse et valide, le terrible diagnostic suivi par les premiers rendez-vous avec le corps médical, notre mariage, l’opération, Gilbert et Nikole, les soins palliatifs, tout…
J’entends de façon presque nette les dialogues très précis qui sont rangés dans un coin de ma tête et qui ne demandent qu’à ressurgir depuis tout ce temps. Tout y est.
C’était là, sous ton nez !
Avant de commencer le troisième chapitre, je remonte en haut de page pour écrire le titre ton histoire (notre histoire) qui résonne déjà en moi : Le temps des secrets.
C’est ton but Abel, alors retrousse-toi les manches et donne tout ce que t’as dans le buffet !
Merci Alison d’avoir semé cette graine dans ma tête…