Le temps des secrets

Abel Bau

Une visite oubliée

Chapitre 39

Flashback mi-février 2015.

Quelques semaines après le début de ta dégradation, tu choisis volontairement de limiter le nombre de personnes qui viennent te voir. C’est quelque chose que je comprends très vite, car à chaque fois que je te donne des nouvelles d’une tierce personne, tu fais oui ou non avec ton pied étant donné que c’est le seul mode de communication dont tu disposes à ce moment-là. C’est simple mais efficace et dès que tu te manifestes ainsi, j’arrive par questions recoupées à cibler tes idées et tes attentes.

Je réalise facilement que tu ne veux pas que certains de tes amis te voient dans cet état tout simplement par honte de ton apparence physique, puis rapidement, cette honte fait place à un besoin de calme de plus en plus important. De plus, les traitements relativement lourds que tu prends pour calmer certaines douleurs ou états d’anxiété, provoquent de temps à autre des effets indésirables pouvant aller à de légères hallucinations voire même oublier certains évènements ou discussions que nous avons pu avoir.

Ce jour de février 2015 donc, je te donne des nouvelles d’une de nos amies, Angélique, une magnifique femme brune avec de grands yeux bleus :

« […] Tiens au fait, tu as le bonjour de Xavier et Christelle, Tony et Hélène, Bébé et Gaëtan. Et puis j’ai vu Angélina qui viendra te voir sûrement après-demain. Il y a aussi un petit sms d’Angélique pour toi, elle doit passer la semaine prochaine car elle est très prise en ce moment.

- Non…

- Ah…, comment ça ?

- Non…

- Tu veux dire que pour elle aussi, tu ne souhaites pas qu’elle te voit ainsi ?

- Oui…, désolée ».

Dans un effort considérable, tu viens juste de relever ta jambe droite de quelques centimètres pour la laisser retomber lourdement afin de me faire savoir que tu t’excuses auprès d’elle par avance de ta décision :

« Bon eh bien si c’est ton souhait, je le respecte et je vais l’appeler pour lui en parler. Cependant, est-ce que je peux lui donner de tes nouvelles et te lire les sms d’encouragements qu’elle t’envoie.

- Oui…, avec plaisir (tu frottes ton pied droit contre le gauche)

- Merci pour elle.

- Merci à toi mon mari…, je t’aime.

- Je t’aime aussi ma p’tite femme ».

Je ressors de ta chambre pour appeler Angélique que j’adore appeler Miss Monde. Un joli bout de femme de trente-cinq ans qui aime croquer la vie à pleines dents. Avec son mari Cyril et leur fille de onze ans et demi, Sheina, Ils forment un trinôme parfait à la manière des trois mousquetaires :

« Allô Miss Monde ?

- Salut Bélou. Ça farte ?

- Euh… oui. Enfin, c’est compliqué à dire », ma voix commence à trembler.

« Tu me fais peur là. Est-ce qu’il s’est passé quelque chose avec Edwige ?

- Non rassure-toi, elle va bien. Mais…

- Mais quoi ?

- Eh bien, elle ne souhaite plus que tu lui rendes visite. Je suis vraiment désolé.

- Ne sois pas désolé, c’est normal Bélou. Évidemment, j’aimerais beaucoup la voir mais si elle ne souhaite plus que je lui rende visite alors je respecte ça.

- Tu ne lui en veux vraiment pas ?

- T’es con ou quoi ? J’te dis qu’ça gère.

- En revanche, elle m’a bien dit que si tu veux, tu peux lui envoyer des messages que je pourrai lui lire quand tu voudras prendre de ses nouvelles.

- Yes, avec plaisir. Je vais t’en rédiger un de suite avant que tu partes de l’hôpital, comme ça je vais pouvoir lui dire que je ne lui en veux pas.

- Merci Miss Monde, t’es adorable.

- T’inquiète Bélou. Bisous à vous.

- Gros bisous à vous aussi ».

Les choses évoluèrent ainsi de la même façon pour Angélique, jusqu’au jour où…

Fin août 2018.

« Bonjour ma p’tite femme.

- Boonjoouurr moon maarii (oui, car à ce moment-là, tu peux de nouveau prononcer des mots même si cela dépend parfois de ton état).

- Je suis tout seul aujourd’hui car Louis est chez son copain d’école, Paul, et Pauline est restée chez tonton Dominique et Marie-christine.

- D’aaaccooord. Bééélooou, c’eest quooii lees nouuvellees teechnooloogiies ? »

Tu aimes rentrer souvent dans le vif du sujet et aller directement à l’essentiel car le temps est précieux pour toi. Les dialogues que nous échangeons pendant cette période sont très réduits et difficiles à élaborer. Je veux dire que très souvent, il est vraiment délicat de te comprendre car il faut souvent que je te fasse répéter un mot que je ne saisis pas. (par commodité, je réécris nos dialogues de façon instantanée comme s’ils avaient lieu en temps réel)

De plus, tu es un peu perdue dans le temps car tu as l’intime conviction d’avoir parfois jusqu’à un an d’avance. Cette solitude qui est ton quotidien y est pour beaucoup en dehors des traitements que tu prends. Alors tu occupes ton temps comme tu peux avec les moyens dont tu disposes. Cela signifie qu’en dehors des visites de ta famille et de tes proches, seul ton imaginaire peut te permettre de t’évader.

« Alors là, ça n’a pas trop bougé depuis la dernière fois. Je t’avais parlé de la voiture qui se conduit toute seule il me semble mais bon, je trouve que ça va déjà assez vite comme ça sur le plan de l’évolution technologique… Si ce n’est que… » (je réfléchis)

Il devient parfois compliqué de te trouver de nouveaux sujets, alors je m’efforce de penser à des éléments que tu connais déjà mais qui peuvent être étoffés :

« Ah oui, c’est vrai ! Tu te souviens de ce spationaute français dont je t’ai tant parlé, Thomas Pesquet ?

- Un peuuu… Reeediiis mooiii ce qu’iiil aaa faiiit.

- Eh bien il était revenu sur Terre le 2 juin 2017, c’était l’année dernière (hop-là, et une date au passage !). Il avait passé quelque chose comme six mois je crois à bord de l’ISS (la Station Spatiale Internationale).

- Ouuuiiii, jeee m’een souuviiens maiinteenaant.

- Parfait !… Alors c’est un peu la fierté de notre pays maintenant, enfin bref… Hier j’ai pu voir un documentaire qui retraçait sa fantastique aventure dans l’espace, accompagné de toutes les images et vidéos qu’il avait pris là-haut. Sérieux, c’était vraiment magnifique comme reportage.

- C’eeest bieen mooon Bééélooouuu. Toooiii quiii aimeeee l’eeespaaaceee en pluuus.

- Yes, à fond !

- T’aaas des nooouuuveeelleees deee nooos amiiis ?

- Par rapport à ma dernière visite non. Tu sais en une semaine, il ne s’est pas passé grand-chose. Enfin, si quand même parce qu’en ce qui concerne Miss Monde, il y a une petite pause en quelque sorte pour sa chimio car ils ont réussi à stabiliser la propagation de son cancer ».

Entre février 2015 et ce jour d’août 2018, notre amie Angélique a été frappée par un cancer qui a débuté en octobre 2017. Tu as la chance de te souvenir de tous les évènements que je t’ai rapportés sur son état de santé et sur ce qui lui est arrivé, sauf que :

« Pooouuurquoooiii elleee neee viiieeent pluuus meee voooiiirr ?

- Euh… Tu ne te souviens plus ?

- Nooon…

- Il y a trois ans et demi, juste avant qu’elle ne soit frappée par le cancer, tu as dit que tu ne voulais plus la voir parce qu’à cette époque, tu avais un peu honte de ton apparence physique.

- Jeee neee meee rappeeelleee pluuus. Jeee voouudraiiis biieen laa reeevoiiir s’iil teee plaîîît.

- Je pense que ça ne lui posera aucun problème », je te réponds avec un petit sourire en coin.

Sans plus tarder, je contacte la principale intéressée qui, très agréablement surprise, accepte sans hésiter une seconde.

***

Mercredi 12 septembre 2018.

Je m’arrange pour sortir trente minutes plus tôt de mon travail afin de récupérer Louis et Pauline au centre aéré, puis aux alentours de dix-sept heures, c’est au tour de Miss Monde de monter dans notre carrosse qui prend la direction de Lusignan.

Ses cheveux commencent à bien repousser depuis quelques temps, et elle réussit à garder un sourire radieux doublé d’un moral à toute épreuve. Grâce au soutien inconditionnel de Cyril, elle mange de nouveau correctement et reprend du poil de la bête comme on dit malgré la présence récalcitrante de ce foutu crabe dans son organisme.

Quelques jours avant cette visite oubliée, j’ai pris quelques photos de toi, et avec ton accord, pour discuter de ton apparence avec elle dans le but qu’elle ne soit pas trop choquée. Au fur et à mesure du trajet, elle fait défiler la dizaine de clichés pris que je lui commente afin de lui expliquer où tu en es.

Ta tête est complètement penchée et bloquée sur le côté gauche ainsi que le bras du même côté qui est replié sur lui-même avec le poignet faisant un 180° vers l’intérieur. Tes doigts quant à eux sont toujours rétractés mais ta main n’est pas complètement fermée.

Plus bas, c’est tout le buste qui part également à gauche donnant l’impression que tu es en train de t’étirer en permanence. Tes jambes sont toujours aussi raides et bloquées avec une spasticité plutôt impressionnante visuellement lorsqu’on n’y est pas habitué. Au niveau des genoux, c’est ce que j’appelle à ma façon et familièrement un effet miroir. Je veux dire qu’au lieu d’apercevoir le dôme de la rotule lorsqu’une personne lambda est allongée, c’est l’inverse qui se produit car ton genou est creusé étant donné que ta jambe est quasiment tout le temps en hyperextension et cela donne à tes jambes la forme incurvée d’une cuillère.

Pour ce qui est de ton bras droit, je dirais que c’est le seul membre avec ton pied droit que tu peux actionner à peu près librement mais de façon très irrégulière. Il est toujours semi-fléchi et ton poignet est replié à 90°. Tu as régulièrement mal de ce côté car il arrive parfois qu’il remonte de lui-même sans que tu puisses le contrôler. Mais lorsque je me penche au-dessus de ton lit pour poser mon buste contre le tien afin de te donner une étreinte, je dépose délicatement un baiser sur ta joue, et la magie opère.

Ton bras droit se replie encore plus sur lui et tu décris un arc de cercle avec ton coude pour ensuite le rabattre sur moi, et je ressens à chacun de ces moments tout l’amour que nous arrivons encore à échanger aujourd’hui.

Angélique m’écoute très attentivement, et arrivés à destination, elle n’est pas plus choquée que ça car elle est très solide moralement elle aussi.

Je rentre le premier dans ta chambre :

« Bonjour ma p’tite femme.

- Booonjooouur mooon maariii. (Je t’embrasse lentement)

- Quelqu’un est venu te voir aujourd’hui.

- Quiii ? »

Elle s’avance doucement et te lance fébrilement :

« Bonjour Vivige. Comment vas-tu ma bichette ?

- Ooooooooooooh… ! Angéééliiiqueee… !

- Gagné ma belle ».

Un petit rictus pousse lentement sur le coin droit de ta lèvre et tu me demandes péniblement :

« Ouuuvre mooon œil s’iiil teee plaaaîîît »

Elle se penche au-dessus de ton visage et vos regards se croisent pendant le laps de temps où je maintiens ta paupière droite ouverte.

Elle te renvoie le sourire que tu viens de lui offrir difficilement et c’est dans cette atmosphère très douce que vos retrouvailles débutent.

Pendant toute votre petite entrevue, malgré un dialogue plutôt pénible et dans lequel je te seconde en guise d’interprète, vous parlez de vos combats respectifs mais je remarque quelque chose qui revient. C’est toujours vers elle que tu focalises l’attention.

Elle est venue juste pour toi, mais tu la fais passer en première ligne. Il y a évidemment le désir de savoir ce qu’il s’est passé depuis trois ans, accompagné des évènements plus récents comme son cancer qui semble s’atténuer pour l’instant, mais je pense que tu veux aussi ressentir cette force qui est en elle. Cette rage de vivre qui te ressemble tant et qui lui donne l’envie de se battre.

Un combat différent pour une soif identique, vivre.

Une heure et demie s’écoule et il est temps de vous dire au revoir. Un moment où vous aurez été toutes les deux sur la même longueur d’onde.

Au retour, nous choisissons avec Miss Monde de nous arrêter grignoter un morceau dans un petit fast-food ce qui n’est pas pour déplaire à nos enfants. Dans cette touche de légèreté, nous faisons un petit débrief le sourire aux lèvres en se promettant de remettre ça au plus vite sans attendre trois ans cette fois, mais…

Onze mois plus tard, le dimanche 25 août 2019, début de matinée.

Je reçois ce message de Cyril :

« Bélou,

Comme tu le sais, l’état physique d’Angy s’était dégradé depuis quelques temps et elle avait perdu beaucoup de poids depuis que ce foutu crabe était revenu avec de la rancune, mais on ne voulait rien lâcher.

Après s’être dignement battue pendant ces sept derniers jours au service de soins palliatifs, elle a rendu son dernier souffle hier soir peu après 21 heures dans la même chambre qu’Edwige occupait en 2016, Zéphyr.

Je te recontacte plus tard car je vais avoir besoin de toi. Bisous mon pote ».

Pris entre deux sentiments contradictoires, je mets quelques minutes à réaliser.

La tristesse de voir partir une amie mais le soulagement de savoir que sa douleur ne sera plus. Après avoir obtenu l’autorisation de Cyril par message, je choisis de lui répondre avec mon cœur en faisant une publication sur son profil :

« Ma petite Miss Monde,

Tu viens de faire ton dernier voyage…

Un combat qui nous laisse les épaules alourdies par le chagrin mais qui te permet de partir la tête haute car personne ne pourra dire que tu ne t’es pas battue.

Ton mari Cyril, votre fille Sheina et ton père Dominique seront allés jusqu’au bout pour te soutenir et t’accompagner.

Maintenant, il faudra que de là-haut tu souffles à travers les nuages pour leur insuffler la force de continuer à vivre sans toi.

Au revoir Miss Monde.

Ton absence est le chagrin de notre présent, mais nos souvenirs ensemble seront les pensées de notre futur.

Vole ».