Chapitre 13
Nous arrivons sur le site de l’hôpital et nous sommes pris en charge très rapidement lorsque nous expliquons les raisons de notre présence soudaine et avec ce mot fourni par le médecin. Nous attendons patiemment notre tour dans cette salle d’attente qui est relativement sombre avec un décor minimaliste. Je prends une première revue sur une petite table basse à ma gauche et la feuillette sans aucun intérêt pour donner un semblant de normalité à la situation. Tu restes assise à côté de moi avec un regard perdu dans le vide. Les clichés de la première imagerie sont posés sur tes genoux, protégés religieusement par une surchemise cartonnée en papier glacé blanc, et tes mains côte à côte sont plaquées sur la couverture.
Nous ne nous parlons pratiquement pas car toi comme moi nous attendons que cet examen arrive vite pour savoir à quoi nous en tenir. Lorsque notre tour arrive, nous nous engouffrons dans une sorte de petit vestiaire où nous déposons nos effets personnels puis, connaissant la procédure, nous pénétrons dans une grande salle semblable à celle que nous avions découverte lors de ton premier examen. Il y fait assez frais, relativement sombre et nous redécouvrons un autre imposant mastodonte circulaire qui va être utilisé.
Je t’installe délicatement avec l’aide du médecin spécialiste en radiologie et il nous fournit à tous les deux les boules quies servants à nous protéger des nuisances sonores. Une fois terminé, nous patientons brièvement dans cette salle d’attente pendant 10 à 15 minutes environ puis un infirmier arrive accompagné du médecin. L’infirmier pousse un fauteuil roulant qu’il dispose à quelques pas de ta chaise et le médecin a dans sa main ce que nous supposons être les résultats. Je me lève alors vers eux pour faire face mais sans arme, et m’attendant tout comme toi à un diagnostic, il nous dit sur un ton posé mais pas détaché :
« Votre IRM a donné quelque chose de différent par rapport à la précédente mais nous devons bien interpréter les clichés avant de poser un diagnostic.
- C’est-à-dire ?, je lui demande.
- On va vous conduire dans un autre service où les personnes compétentes et qualifiées vont étudier cela pour pouvoir y apporter plus d’éléments de réponse.
- Mais est-ce qu’on peut voir les imageries ?
- Ça ne vous parlerait pas sans vouloir être offensant. Cet infirmier va vous conduire dans le bon service, où vous allez être pris en charge immédiatement, et transmettre les clichés tout de suite ».
Je me retourne sur toi presque impuissant et je vois l’inquiétude dans ton regard. Tes yeux si bleus laissent place à un voile obscur plein de questions car tu me laisses parler pour toi mais je n’ai aucun élément de réponse à te donner pour l’instant. Ce faisant et ne pouvant avoir plus de précisions, je t’aide à t’installer sur le fauteuil puis je laisse le soin à ton infirmier de te pousser pendant toute la durée du trajet en le collant de très près.
Une fois arrivés à destination, deux aides-soignants t’installent sur un lit d’attente et nous demandent de patienter. Une fois que nous sommes seuls, je relève ton dossier afin de te donner plus de confort.
J’envoie quelques SMS à ta famille pour expliquer la situation et notre attente d’informations mais nous ne discutons pas ou peu. Et c’est enfin au bout de 30 minutes qu’un interne se présente à nous avec un petit dossier assez fin sous la main gauche. Il engage la discussion et avant qu’il ne prononce le premier mot je serre ta main contre la mienne puis je la porte à ma bouche pour l’embrasser :
« Il va surement être assez délicat pour vous d’entendre tout cela je pense. Voilà, nous avons découvert après examen que le cavernome que l’on vous a diagnostiqué début mai a doublé de volume. Il a réellement grossi de 100 % puisqu’il fait aujourd’hui 3 centimètres de diamètre contre 1,5 centimètre auparavant. Et cela en à peine 1 mois ».
J’écarquille mes yeux et je ressens que ma gorge s’assèche subitement. Je tente de déglutir mais c’est comme si ma langue était tout à coup devenue aussi sèche qu’une éponge en plein soleil. Je ressens comme un zoom sur mon regard et les murs derrière moi se meuvent en s’étirant sur l’extérieur comme si il y avait un point de pivot, un basculement vers quelque chose d’irréel. Je sais que l’homme qui se trouve face à nous va poursuivre son analyse et je n’ose pour l’instant te regarder, mais sans même poser les yeux sur toi, je te ressens impassible. Tu ne laisses ressortir aucune émotion comme si tu attendais une conclusion inévitable qui allait sceller ton destin. Il poursuit :
« Pour l’instant je ne peux absolument pas vous dire, étant donné l’heure qu’il est, ce qui va se passer (il est 18h00). Je veux dire qu’il faut que le neurochirurgien consulte vos imageries et qu’il ait également un ou plusieurs avis de confrères. Mais je dois quand même vous informer qu’il n’est pas impossible qu’on vous propose un geste chirurgical,… ».
L’interne est très ennuyé et il n’ose plus parler. Il reste droit devant nous comme pour affronter notre réaction et éponger d’une certaine façon notre détresse.
Je me souviens parfaitement de cet instant. Je pose mon regard sur toi et tu tournes le tien vers moi lentement. L’expression de ton visage reflète alors quelque chose d’inédit pour moi. La commissure de tes lèvres pointe vers le bas pour dessiner un sourire à l’envers et ton menton rentré pince ta lèvre inférieure qui ressort telle une petite fille qui vient de s’écorcher le genou. Ton menton commence à trembler puis tes yeux sont envahis rapidement par les larmes. Je prononce d’une voix tremblante et pleine d’émotion ces trois mots qui me paraissent idiots aujourd’hui avec le recul :
« Je suis désolé… »
J’avance mon buste pour poser mon front contre le tien en me décollant légèrement de ma chaise. Tu passes ton bras autour de mon cou, avances ton visage contre le mien puis nous pleurons tous les deux. Un peu comme un plan de film à l’écran où l’on voit que tout devient gris autour mais que le point central reste en couleur, tout ce qui entoure notre scène se noie dans une espèce de flou pour ne laisser apparaître finalement qu’un jeune interne en médecine face à un couple amoureux, pris au piège par une immense faille béante qui s’est ouverte devant eux, les empêchant de continuer leur chemin sur cette route si belle jusqu’alors.
L’homme devant nous dit comme pour rompre ce silence :
« Une personne va venir vous chercher et vous conduire dans votre chambre.
- Je serais seule ?, demandes-tu.
- Oui Madame Perrot. Enfin, c’est une certitude dans un premier temps. Il se peut que dans deux ou trois jours, nous vous mettions en chambre double ».
Nous le remercions très brièvement, puis après nous avoir laissés, l’homme qui t’avait emmené jusqu’ici revient te chercher pour te conduire dans le lieu de ta première nuit. Après une succession de couloirs, nous arrivons au pied de quatre ascenseurs positionnés par paires l’une en face de l’autre. Presque religieusement, tu attends les deux mains posées sur tes genoux que les portes s’ouvrent. Je m’accroupis à ta droite en posant une main sur le bras de ton fauteuil puis je saisis ta main par le pouce afin de l’embrasser sur le dessus. Je lève le menton pour détourner mon regard sur le cadran bleu ciel à cadre chromé indiquant les étages en surbrillance. Lorsque les portes s’ouvrent, notre regard se pose sur deux personnes qui sortent.
Il y a le neurochirurgien que nous avions vu quelques jours auparavant, toujours avec cette allure calme et posée, et il est accompagné d’une femme qui nous semble être sa collaboratrice.
Elle est un peu plus petite que lui, les cheveux châtains clairs coupés au carré laissent apparaître un très beau visage. De grands yeux bleus, un nez fin et une bouche bien dessinée nous donnent à toi comme à moi une première impression rassurante. Comme si, cette belle femme au visage rassurant formait un binôme parfait avec ce Docteur à l’allure apaisée.
Voyant que son collaborateur marque un temps d’arrêt sur nous, elle nous adresse un sourire discret accompagné d’un furtif :
« Bonsoir.
- Bonsoir madame », je lui réponds tandis que toi, tu ne donnes qu’un signe de tête en baissant les yeux rapidement.
Le Docteur qui est donc à sa droite nous fixe pendant une microseconde et nous reconnaît immédiatement avec un regard où je perçois un mélange d’empathie et de regret, alors que nous ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois. Je ne saurais dire pourquoi, mais le courant est tout de suite passé avec cet homme. Il nous dit comme pour répondre à une question :
« Oui, j’ai été averti de votre hospitalisation et… croyez bien que j’en suis vraiment navré ».
Tu relèves la tête lentement pour le voir, et nous savons toi et moi la sincérité de ses propos. Ne sachant pas quoi dire, il rompt le silence avec :
« Euh…, permettez-moi de vous présenter rapidement ma collègue qui est la cadre de santé dans notre service de neurochirurgie et son bureau est juste à côté du mien. Quoiqu’il en soit, on se voit tous les quatre demain pour faire un point.
- D’accord. À demain et merci Docteur ».
Nous les voyons s’éloigner dans le couloir alors que les portes de l’ascenseur se referment sur nous. Une fois installée dans ton nouveau logis, je t’embrasse avec amour, certes, mais aussi avec fatigue. Je suis épuisé et il faut que je rentre pour récupérer nos enfants gardés par un autre couple d’amis, Céline et Julien. Seulement, ma fatigue est insignifiante comparée au mal qui vient frapper à ta porte et je n’ai pas le droit de me plaindre. Je t’embrasse à nouveau et je te quitte en promettant de revenir demain.
De retour, je me gare sur la place du village en face de chez nous. Je me souviens voir Aurélie discutant avec Stéphanie en terrasse. Elles se lèvent toutes les deux et s’avancent vers la voiture. La femme de Pacha reste en retrait alors que celle de Xavier avance jusqu’à la portière conducteur. Je l’ouvre puis elle pose la main sur mon épaule. Je reste assis comme ça quelques secondes et je prends dans mon cœur son regard plein de compassion et de soutien. Je sais à cet instant que tous ceux pour qui Edwige compte seront là pour apporter leur soutien.
Je passe la porte de la maison des amis gardant Louis et Pauline. Céline me demande :
« Alors Abel, comment ça va ?… Euh excuse-moi, c’est vraiment stupide comme question ».
Je ne lui réponds rien car sa question n’était pas dérangeante, c’est le contexte qui la rend bizarre, mais pourquoi en vouloir à une personne qui me soutient et qui me demande comment je vais ? Elle et son mari sont tous les deux de magnifiques personnes. Des personnes simples et humbles comme j’aime souvent le répéter, dotés de surcroît d’une très grande générosité.
Céline est très grande avec une silhouette fine, de grands yeux noirs en amande et les cheveux noirs coupés à la garçonne (à l’époque). Une voix assez douce avec une pointe de rauque, un grand sourire qui accueille et appel à la discussion, puis un rire reconnaissable entre mille.
Son homme, Julien, est à peine plus grand qu’elle. Les cheveux châtains clairs coupés en brosse pour un visage plus carré. Des petits yeux fins derrière des lunettes discrètes donnent l’impression d’un homme réservé de prime abord. Carré d’épaule et charpenté, un homme qui sait dire avec une franche poignée de main ce qu’il pense.
Je me place debout face à l’évier de la cuisine, puis je me cramponne à son rebord en baissant la tête résigné. Les larmes commencent à couler lorsque j’émets comme un cri étouffé. Mes dents se serrent, ma mâchoire se crispe. Pendant que mon cri continue de sortir mais en s’arrêtant à ma gorge, je me demande :
« Pourquoi elle ? Elle si pétillante et forte… Pourquoi le destin nous impose cette épreuve ? ».
Me voyant aux abois, elle quitte la cuisine sur la pointe des pieds et j’entends son « Julos », comme elle aime l’appeler de temps en temps, qui m’interpelle depuis leur salle à manger :
« Eh mon ami !… Tu veux un p’tit verre ?!
- Ah ça, ce n’est pas de refus.
- Whisky sec et sans glace ?!
- Toi tu sais me parler, lui répondis-je en les rejoignant dans la pièce principale après avoir essuyé mes yeux.
- Aller, viens t’asseoir avec nous. Il faut qu’on te parle avec la Miss »
Je débouche directement dans la pièce de vie qui est de petite taille mais qui donne un intérieur chaleureux et cosy avec une belle cheminée posée contre un mur blanc. Au centre de la pièce, une table ronde où je prends place avec mes amis. Julien engage directement :
« Écoute, ça va être chaud pour toi côté organisation même si on sait avec Céline que tu es assez fort pour assumer donc si tu veux, on peut cette nuit et les jours qui vont venir garder tes enfants la nuit en semaine pour que tu puisses souffler. Tu veux bien ? »
J’ai évidemment accepté leur proposition car c’était trop pour moi. Après avoir fourni les vêtements pour une petite soirée pyjama improvisée chez un copain d’école, je m’apprête à passer ma première nuit seul dans notre maison.