Le temps des secrets

Abel Bau

Les deux derniers jours à la maison

Chapitre 12

Lundi 2 juin 2014, avant-dernier jour.

Toujours en arrêt de travail, tu emmènes Louis à l’école et tu déposes Pauline chez la nourrice. Seulement, tu fais ça à pied car le temps s’y prête peut-être mais tu ne peux surtout plus conduire. Tu as d’ailleurs la poussette canne pour te tenir. Certaines mamans te voient emmener nos enfants à l’école et se rendent compte que tu as de plus en plus de mal à marcher droit dont Aurélie, la femme de Xavier, et Stéphanie qui tient le bar avec Pacha. Même si elles sont au courant pour ton cavernome, elles s’inquiètent pour toi.

Lorsque je reviens du travail vers 14h00, je les croise toutes les deux sur la place devant chez nous.

Aurélie s’approche de moi en chuchotant :

« Abel, on a vu Edwige ce matin et sincèrement elle avait du mal à marcher.

- C’est clair, poursuit Stéphanie. Par moment elle partait de travers et on voyait bien qu’elle se cramponnait à la poussette »

Je réponds pour les rassurer :

« Je sais les filles mais vous savez ce qu’elle a depuis le début et le neurochirurgien nous avait prévenu que par moment ce serait délicat pour elle selon son état de fatigue. Étant donné que l’on a reçu du monde hier midi, je pense qu’elle doit avoir besoin de repos.

- Oui on sait, dit Stéphanie. Mais quand même, on a l’impression que ça se dégrade. Je ne veux pas te faire peur et tu sais à quel point on aime Edwige mais voilà… On s’inquiète c’est tout.

- Vous êtes trop mimi les filles. Je vais faire attention c’est promis et je vous le dirai si quelque chose cloche. Normalement, elle devrait vivre à peu près normalement avec cette maladie comme Sylvie, la trésorière de l’APE »

Sylvie est une femme qui vit dans le même village que nous. Elle participe activement à la vie de l’école en œuvrant pour l’Association de Parents d’Élèves.

Sylvie…, 41 ans. Une belle femme tout en douceur je dirais. La douceur dans la voix, les gestes et le regard. De taille moyenne avec une silhouette longiligne, des cheveux mi- longs très ondulés, un visage fin, un large sourire éclatant et l’extrémité de ses grands yeux pointant en amande vers le bas accentue la gentillesse sur l’ensemble de la personne.

Elle a cependant un mal identique au tien qui lui a été diagnostiqué en 2009. Puis malgré une certaine dégradation en 2012 qui s’était très vite stabilisée, elle vit sereinement et pleinement sa vie de maman et de femme profitant de chaque instant que la vie veut bien lui accorder avec sa petite fille et son mari, Thierry. Toujours de bonne humeur et prête à donner de son temps pour écouter les autres, elle s’accommode des mêmes désagréments provoqués par ce type de malformation artério-veineuse.

Après avoir évoqué tous les trois les symptômes concernant Sylvie et les tiens, les filles sont rassurées. Elles se disent qu’après tout, tu auras sans doute des pics de ce genre où tu marqueras un peu plus de temps en temps une certaine perte de l’équilibre se dit-on.

Je rentre à la maison et je te trouve assise sur une chaise devant la cuisinière. Tu tiens une cuillère à soupe dans la main droite et tu remues un semblant de bolognaise dans une casserole en t’appuyant sur le mur avec la main gauche. Ta tête tourne lentement dans ma direction et tu as un regard lourd de fatigue :

« Mais qu’est-ce que tu fais ?, je te demande agacé.

- Je prépare à manger pour ce soir mon Bélou, me réponds-tu d’une voix assez grave un peu comme si tu avais fait une énorme bêtise.

- Je vois bien ma chérie mais sérieusement, tu penses que tu es en état là ?… Écoute, on sait maintenant que par moment tu auras des pics de fatigue à cause de ce que tu as dans le cerveau, alors ça serait bien que tu te reposes un peu sur moi et que tu me laisses gérer le repas quand tu ne te sens pas d’attaque. Donc maintenant tu vas me lâcher ça, tu vas boire un grand verre d’eau et aller te poser sur le canapé ou dans le lit.

- Je t’aime mon Bélou ».

J’enlève la spatule de tes mains pour la poser dans la casserole et j’éteins le rond de gaz. Je prends ta main droite par le pouce comme pour engager un bras de fer et je t’aide à te relever. Tu es épuisée. Je t’accompagne finalement jusqu’au lit puis après t’avoir allongée, je rabats un plaid sur toi en t’embrassant sur la tempe en te disant :

« Repose toi mon amour… »

Tu ne te réveilleras finalement que pour 18h30 un peu avant le dîner et te sentant un peu plus reposée, la soirée se déroulera sans encombre pour toi.

Mardi 3 juin 2014, dernier jour à la maison…

Je me lève pour me rendre au travail et comme à mon habitude, je me glisse dans la chambre de façon très furtive, juste avant de partir, pour t’embrasser. Je te donne un baiser puis je quitte la maison.

Vers 9h10, mon téléphone sonne et je vois ton nom apparaître sur l’écran. Je décroche et là je t’entends avec une voix tremblante et enrouée :

« Bonjour mon Bélou. Je t’appelle parce que ça ne va pas. Ce matin, j’ai emmené Louis à l’école et je ne me sentais pas capable de garder Pauline donc je l’ai déposée chez Valérie la nourrice. J’ai eu trop de mal à monter la côte à pied. J’avais laissé la poussette canne dépliée et je m’en servais comme d’un point de maintien et… ».

Ta voix commence à s’étrangler et je te coupe un peu la parole :

« Wooh oh, calme toi ma chérie. Bon, est-ce que tu es à la maison ?

- Oui.

- Alors restes-y et dès que je débauche en début d’après-midi, je viens te retrouver et on avise. Ça te va mon amour ?

- Oui mon Bélou, je t’aime

- Je t’aime ma chérie »

Après avoir raccroché, je prends le temps de partager un café avec Xavier, un collègue et ami. Assis face à face, nous parlons très vite de toi car il connaît ton état de santé et je lui parle de ton coup de fil reçu juste avant :

« Non mais Abel, elle ne peut pas rester comme ça. Même si vous pensez que ça doit se stabiliser, vous devriez retourner consulter je pense ».

Évidemment c’est lui qui a raison et je réalise à cet instant que je dois réagir vite. C’est étrange parfois comme notre esprit peut paraitre embué refusant de voir une vérité qui nous dépasse et que nous n’acceptons pas inconsciemment. Je me dis même à ce moment précis :

« Elle a besoin de toi, tu dois réagir plus vite Abel et prendre les bonnes décisions ».

Me parler à moi-même était quelque chose qui allait m’accompagner régulièrement dorénavant…

Je te rappelle immédiatement et je te fais savoir que je quitte mon lieu de travail après avoir prévenu ma hiérarchie. De retour à la maison, nous partons sans attendre au cabinet médical pour revoir ton médecin traitant qui à la vue de nos explications te redirige immédiatement vers le CHU de Poitiers pour passer une nouvelle IRM en urgence.

Nous n’en sommes pas encore conscients mais un long chemin nous attend, et pendant que nous avançons vers un avenir inconnu qui nous semble un peu plus sombre aujourd’hui, notre village s’éloigne derrière nous. Ce petit village, où nous voulions nous épanouir et que tu viens de voir pour la dernière fois.