Chapitre 14
Mi-juin 2014.
Les jours se suivent et se ressemblent. Des allers-retours au CHU incessants pour me tenir au courant d’une situation qui stagne, un défilé interminable de blouses blanches, des rencontres avec du personnel soignant suivies de sentiments et de relations de confiance qui se créent. Des patients que je croise avec des cicatrices impressionnantes sur la tête, la prise de conscience d’un mal qui peut prendre plusieurs formes. Un mal qui n’est pas que cancéreux mais qui peut bouleverser des vies. Et puis, quelques jours après ton arrivée, tu fais la connaissance de Patricia, ta nouvelle voisine de chambre. Une femme que tu as croisée dans les couloirs de la maladie…
Patricia, une femme de 44 ans avec de longs cheveux noirs ondulés sur un visage au teint mat. De taille moyenne pour une silhouette fine. Les traits fins de son visage s’additionnent à son côté hâlé ce qui lui donne un petit air mystérieux. De nature réservée, elle a cependant tout de suite accroché avec toi. J’ai également bien sympathisé avec Michaël, son mari, ainsi que ses parents.
Elle souffre d’un mal totalement différent du tien. Une tumeur, cancéreuse lui englobant la moitié d’un hémisphère, découverte sur le tard et qui ne lui laisse pas entrevoir un avenir serein car elle va devoir se battre pour tenter de résister.
Vous êtes toutes les deux dans la même chambre un temps très court, puis quelques jours plus tard, vous occupez chacune une chambre de part et d’autre du même couloir. J’ai ce souvenir où j’arrive pour une petite visite un après-midi, et lorsque je m’engage dans ce grand couloir de neurochirurgie, au milieu de ce ballet incessant de malades qui vont et viennent avec leur pieds à perfusion sur roulettes entrecoupés par les aides-soignantes, j’entrevois Patricia qui sort la tête de sa chambre en direction de la tienne :
« Edwiiige ?
- Ah, vous cherchez votre copine Patricia ?, je lui lance en arrivant à sa hauteur.
- Oui, elle est là ?
- Normalement oui. Attendez, je vais voir »
Je rentre dans ta chambre qui n’est pas fermée mais je distingue la lumière des toilettes sous le petit espace au pied de la porte. Je ferme celle de la chambre en faisant signe à ta voisine d’en face qu’elle pourra papoter dans 2 minutes et elle me renvoie un large sourire en guise de remerciements, puis je toque à celle des toilettes :
« Qui c’est ? », dis-tu avec une voix lente.
« C’est moi ma chérie.
- J’n’arrive pas à m’essuyer… », réponds-tu sur un ton presque honteux.
« Est-ce que je peux rentrer ?
- Oui, s’il te plaît mon Bélou »
Tu es là assise devant moi et tu ne me regardes pas. Tu te tiens à la barre située sur le côté droit et tu fixes ce tube d’inox rutilant qui sert de point d’appui :
« Pourquoi tu n’as pas appelé une aide-soignante ?
- Quand je suis allée aux WC, je savais que tu n’allais pas tarder à arriver et je ne voulais pas qu’on me voit comme ça ».
Comme pour te décontracter, je te dis :
« Bon OK, et tu as fait quoi ?… Pipi ou popo ?
- Les deux mon Bélou… Je suis désolée », dis-tu en détournant enfin les yeux sur moi mais en regardant simultanément vers le bas.
« T’inquiète, ton homme est là et il gère ».
Je m’avance vers toi et tout en te penchant en avant, tu passes tes bras autour de mes cuisses comme pour te retenir. Je commence à te nettoyer et pour la première fois de ma vie, je ressens au plus profond de mon être cette dépendance qui est la tienne, ce sentiment où tu ne peux plus assumer certaines tâches de la vie que l’on dit « faciles ».
Après t’avoir convenablement nettoyée et rhabillée, je prends délicatement tes bras autour de mon cou et utilise les miens pour saisir ta taille. Puis, tout en te faisant tourner lentement, je te ramène dans ta chambre en te chantant ce titre de Joe Dassin :
« Et, si ce soir, on dansait le dernier slow ?… Comme si l’air du temps se trompait de tempo.
Et, si ce soir on dansait le dernier slow ?… Un peu de tendresse au milieu du Disco… »
Je t’assieds sur le lit mais tu veux aller te promener dans les couloirs. Je te fais savoir que ta collègue d’en face te cherche pour refaire le monde, mais avant de t’accompagner jusqu’à sa chambre, tu me dis :
« Embrasse-moi mon Bélou… ».
Nous sommes tous les deux, assis sur un lit d’hôpital, comme seuls au monde dans cette chambre et je glisse mes mains de chaque côté de ton cou. Nous fermons nos yeux et je t’embrasse avec tout mon amour. Après un mutuel « je t’aime », je te relève en te soutenant le bras car tu éprouves de plus en plus de difficulté à marcher. Contente de te voir, Patricia t’approche une chaise où tu prends place et je vous laisse très vite seules car je dois rencontrer la cadre de santé de neurochirurgie pour avoir les résultats d’une nouvelle IRM que tu as passée la veille. En sortant, je vois arriver son mari Michaël qui m’apprend que Patricia va bientôt quitter l’hôpital pour démarrer un autre traitement dans une structure plus proche de chez eux.
Après avoir retraversé le familier tourbillon d’aides-soignantes, entrecoupé par quelques bonjours de visages qui commencent à m’être familiers, je pénètre dans son bureau. Toujours ce même visage agréable et séduisant. Toujours ce regard qui inspire la confiance. Nous nous saluons puis je prends place dans ce bureau assez étroit où un pan de mur est occupé par diverses photos, dessins et messages de remerciements. Elle engage :
« Bonjour, comment allez-vous ?
- Bien. Je vous remercie ».
Nous échangeons comme ça quelques instants en dehors de ce qui te concerne car c’est une femme qui, au-delà des fonctions qui lui imposent une rigueur de travail, a ce côté très humain et on comprend assez vite pourquoi elle fait ce métier.
« Bon… Au sujet de la dernière IRM d’Edwige, il va falloir que vous rencontriez le neurochirurgien demain ou après-demain.
- Pourquoi ?
- Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il va certainement vous parler de ce qui va suivre mais je ne saurais vous dire à quel niveau.
- Est-ce que demain c’est possible ?
- Oui je pense. Il faut que je regarde au niveau de son agenda mais il me semble que c’est possible… Demain à 16h00, ça vous irait ?
- Comptez sur nous. Est-ce que vous serez présente ?
- Non c’est un rendez-vous à huis-clos avec Edwige, le docteur et vous.
- Bon, c’est entendu. Je vais lui en parler tout de suite. Elle doit être encore en train de papoter avec sa voisine… »
Elle marque un léger sourire puis me laisse avec une poignée de main qui me transmet tout son soutien.