Le temps des secrets

Abel Bau

Un premier contact pour un avenir incertain

Chapitre 24

Environ cinq jours après cette soudaine dégradation, ils déterminent que le micro-saignement entraînant cette dégradation s’est arrêté. Tu es placée en chambre seule, mais cette fois-ci, tu seras au service neurologie car le saignement n’est pas dû à l’opération.

Le jour où je viens te retrouver dans ta nouvelle chambre, je retrouve deux médecins et le neurologue, celui que j’avais pris pour quelqu’un de fier et hautain lors de notre première rencontre. Il engage un début de dialogue :

« Bonjour Madame Bau. C’est le neurologue qui vous parle », il donne son nom.

Tout en glissant sa main dans la tienne, il poursuit :

« Madame Bau, est-ce que vous m’entendez ? Si vous m’entendez, serrez-moi la main ».

Aucune réaction. Ta bouche est entrouverte et ta mâchoire inférieure tremble. Ton bras gauche est immobile et ton bras droit ressort du lit en étant perpendiculaire à ton buste et il tremble lui aussi. Et puis enfin :

« Madame Bau, vous m’entendez ? »…

Soudain le drap se met à bouger et ton pied droit le soulève un peu.

« Ça y est, on a un contact », dit-il.

Il continue de te poser des questions simples et nous parvenons ensemble à trouver un dialogue par le mouvement de ton pied droit principalement. Les questions sont certes sommaires, tout autant que les réponses oui ou non, mais c’est au moins quelque chose…

Nous laissons plusieurs jours s’écouler pour éventuellement constater une quelconque évolution mais rien ne se passe. Ton état est toujours préoccupant et incertain car les tremblements sont toujours présents, et puis il y a le problème de l’alimentation qui s’effectue par introduction d’une sonde dans les voies nasales. Dans un premier temps et pour ton confort, les chirurgiens programment une opération pour la pose d’une Gastrotomie Percutanée Endoscopique ou GPE. Plus vulgairement, un tuyau directement relié à ton estomac ressortira de quelques centimètres par ton abdomen. Impressionnante de prime abord, c’est une opération simple et rapide, dont la réalisation présente peu de risques et qui va présenter l’avantage de pouvoir te nourrir, t’hydrater et faire passer tes médicaments sans risquer des fausses routes ou te perfuser. Après quelques jours encore tu es opérée et tout se passe très bien.

Mi-septembre 2014.

Seul avec mes pensées pour me rendre au travail, je me demande tous les jours comment cela a pu nous arriver et comment les choses ont pu dégénérer à ce point. J’allume mon lecteur CD et l’album d’un artiste que j’affectionne se trouve à l’intérieur. Un album que j’écoute régulièrement, Mélange de couleurs, et pourtant je vais être rattrapé par l’une de ses chansons que je connais par cœur. Machinalement, je pousse le lecteur jusqu’au 9ème titre de l’album, Elle voulait voler, et Gilbert Montagné déroule ces paroles dans mes oreilles :

Là, devant, une femme presque une enfant
Dort sur un petit lit blanc
Au pays des songes mais où s’en vont ses rêves à elle, si belle
Comme elle attend patiemment
Un axe, un fax, un signe du temps
Qui lui reste à vivre du destin qu’elle doit suivre

Elle voulait voler la candeur des anges
Elle voulait voler quelque chose d’étrange
Elle voulait voler les couleurs du ciel
Regard effaré sur ce monde cruel
Elle voulait voler la force des mots
Un instant sucré, deux notes de piano
Elle voulait voler le chant des oiseaux
Cette envie d’aimer quand il fait si beau.

Là, devant, y a le sourire d’un p’tit enfant
Qui s’demande pourquoi sa maman
Ne peut plus rien raconter, lui qui aime tellement les histoires, des soirs
Où les sorcières ont peur du noir
Elle, elle s’accroche à son histoire
Au doux secret du passé
Non non ne rien oublier

Elle voulait voler la candeur des anges
Elle voulait voler quelque chose d’étrange
Elle voulait voler les couleurs du ciel
Regard effaré sur ce monde cruel

Elle s’est envolée au-delà du temps
Au-delà des mots, des sourires d’enfants
Elle s’est envolée loin de sa souffrance
Elle a triomphé par son innocence
Elle s’est envolée loin de sa souffrance
Elle a triomphé par son innocence

Elle voulait voler la force des mots
Un instant sucré, deux notes de piano
Elle voulait voler le chant des oiseaux
Cette envie d’aimer quand il fait si beau
Elle voulait voler la la la la la (bis)

J’ai pourtant écouté cette chanson des dizaines de fois, je la connais par cœur et j’en ai toujours compris le sens mais je n’avais jamais encore réalisé que ces paroles relatent étrangement ton état physique et ce qui risque d’arriver inexorablement. Je prends conscience alors de ce que je dois faire car je n’arrête pas de penser que tu peux partir à chaque instant. Je dois créer un diaporama sur cette musique et je le mettrai en ligne uniquement le jour où tu partiras. Seulement, je ne veux pas m’arrêter là. Je me fais la promesse de trouver un moyen pour rencontrer Gilbert Montagné et lui demander l’autorisation de vive voix pour utiliser son œuvre afin de transmettre le message de ta vie. Alors je me rends sur internet le soir même pour guetter son agenda de concert, mais rien de prévu pour fin 2014. Je choisis de rester mesuré et patient. Je me dis :

« Prends le temps de faire ce diaporama Abel. Tu as tout ton temps… »

Alors je crée une alarme sur ma boîte mail pour rester en alerte sur d’éventuels concerts à venir afin de trouver le créneau pour rencontrer l’artiste.

Le résultat sera au-dessus de mes espérances…

Mi-octobre 2014

Les jours s’égrènent et les rendez-vous se multiplient avec le service de neurologie. Je navigue énormément entre mon domicile et l’hôpital tout en me refusant à accepter que tu ne puisses pas te remettre de cela. Une situation qui semble s’enliser et parallèlement, je ne me rends pas compte que petit à petit, nos deux jeunes enfants en souffrent, surtout notre petit Louis. Il commence à être peiné de ton absence et demande beaucoup d’attention. Les premiers signaux se font sentir et c’est de façon régulière qu’après le réveil du matin, je m’aperçois qu’il s’est oublié en dormant. Il a recommencé depuis quinze jours et ça persiste. Je décide alors d’espacer mes visites afin de lui apporter plus d’attention et je fais le nécessaire auprès d’une psychologue pour enfant afin de lui apporter la meilleure aide possible.

Ce jour-là, nous avons rendez- vous avec le neurologue et il va me faire prendre conscience du chemin que tu fais et de l’enfermement dans lequel tu te diriges. Je le vois toujours comme quelqu’un de fier et assez froid, mais c’est aujourd’hui qu’il va me faire changer d’avis à son sujet. Lors de cet entretien, tu es présente allongée sur un brancard à côté de nous :

« Bonjour Monsieur Bau. Comment allez-vous et comment va votre épouse ?

- Bien, je vous remercie. Et toi ma petite femme, ça va ? »

Le gros orteil de ton pied droit s’incline vers l’avant.

Il poursuit :

« Depuis notre dernière entrevue, est-ce que vous avez remarqué une différence sur la communication avec votre épouse ou sur sa mouvance dans l’espace ?

- Je vous dirais qu’en ce qui concerne la communication, nous en sommes toujours au même point. C’est-à-dire que ça se passe toujours avec le pied droit et il n’y a aucun son qui sort de sa bouche. Elle ne peut pas cligner des yeux mais ses tremblements ont en revanche beaucoup régressés, surtout depuis que vous avez modifié son traitement avec les bêtabloquants.

- Ça par contre c’est une bonne chose… Je pense que l’on va poursuivre le traitement dans ce domaine. Autre chose ?

- Oui, elle a des douleurs qui sont plus prononcées au niveau des jambes.

- On peut éventuellement augmenter la posologie des patches de Durogésic pour tenter de corriger cela et ensuite on va pouvoir…

- Docteur ?

- Oui ? », il sent que je lui coupe la parole car je veux savoir ce qui arrive après.

« Qu’est-ce qui se passe ? Je veux dire est-ce que ça va s’améliorer ou continuer de s’aggraver ? À notre dernière entrevue il y a quinze jours, vous m’expliquiez qu’étant donné que certaines parties du tronc cérébral de ma femme avaient été endommagées, elle devait en quelque sorte trouver d’autres chemins d’accès dans son cerveau afin de pouvoir interagir avec le monde qui l’entoure. Mais aujourd’hui je me pose la question sur ce qui suit car j’ai l’impression qu’au fil du temps elle devient, pardonnez-moi l’expression, « un légume ».

- Je réfute totalement le dernier mot que vous venez d’utiliser même si je comprends votre état d’esprit. Permettez-moi de vous expliquer ».

Il dessine rapidement quelques croquis de cerveaux très sommaires sur une feuille blanche et pendant ce temps, je te regarde très furtivement. Je sais que tu nous écoutes, ton corps se crispe assez fortement tout en tremblant.

Il tourne la feuille vers moi et poursuit :

« Donc, je disais que votre femme n’est pas un légume car on sait qu’elle nous entend et comprend ce qui ce passe. Cependant je comprends votre raisonnement car elle ne peut pas échanger avec vous, ou alors que très peu alors ça vous déstabilise et vous raccourcissez la difficulté en occultant la (nouvelle) façon avec laquelle elle peut échanger »

1 point pour lui.

« Votre épouse souffre de ce qui s’appelle le locked-in syndrome ».

Qu’est-ce que c’est encore ça ?

« Comme son nom l’indique, cela se traduit par syndrome d’enfermement ou syndrome de verrouillage. Principalement axé sur le blocage de la motricité, il empêche le mouvement des bras, des jambes, des yeux, de la parole et aussi des clignements de paupières. C’est un état neurologique où les facultés cognitives du patient restent intactes. Elle a pleinement conscience de son état et du monde qui l’entoure mais ne peut interagir avec ce dernier ou alors très peu ».

Il prend la feuille où il a dessiné, rajoute quelques flèches et la tourne vers moi de nouveau :

« Regardez, avant les informations passaient comme ça », et il trace grossièrement un trait à main levée partant du centre du cerveau et traversant le tronc cérébral dans le sens de la longueur. Je comprends que c’est imagé, puis il poursuit :

« Maintenant, il aurait fallu que le cerveau trouve d’autres voies d’accès pour ré actionner certaines commandes comme je vous avais expliqué lors de notre dernier entretien », à nouveau, il trace d’autres traits qui partent de différents points du cerveau pour rejoindre le pourtour du tronc cérébral :

« Pourquoi dîtes-vous « il aurait fallu » ? »…

Il marque un temps d’arrêt et je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris. Compris que l’homme à qui j’avais à faire n’était pas fier ou hautain, mais plutôt une personne très intelligente qui savait rester très professionnel afin de pouvoir se détacher sans impliquer ses sentiments personnels. J’entends ton souffle qui ralentit jusqu’à devenir presque imperceptible et il poursuit :

« Le locked-in syndrome ou LIS est un état dont on a peu de chance de revenir. Je veux dire que les effets sont en majorité irréversibles. On pourra l’aider à supporter son état physique à l’aide d’un traitement adéquat mais il y a peu de chances que cela s’améliore ».

Je m’attendais à cela et toi aussi je crois, alors nous encaissons ce direct dans l’estomac sans broncher avant que je lui demande :

« Que va-t-on faire maintenant ?

- Il y a trois centres dans le Poitou-Charentes qui accueillent ce type de pathologie je crois. De mémoire c’est Melle, Lusignan et Niort. Ma consœur qui est la cadre de santé en neurologie vous confirmera cela ».

Je prends alors un Post-it qui traîne sur son bureau pour écrire une phrase que tu ne dois pas entendre de ma bouche puis je tends ce papier à un homme qui marque un long soupir de compassion signifiant qu’il est ennuyé de la réponse qu’il va me donner :

« Combien de temps peut-elle tenir dans cet état-là ? ».

Il chiffonne le papier entre son pouce et son index puis décide d’écrire à son tour :

« Il est possible que cela puisse durer au moins 10 ans… »

C’est avec un moral au plus bas que l’entretien se termine et après l’avoir remercié, je te raccompagne jusqu’à ta chambre et je discute avec la cadre de santé en neurologie qui me confirme les dires de son confrère. Une demande est mise en place très rapidement pour t’accueillir dans un nouvel endroit. Un endroit où tu resteras un temps considérable mais où nous allons rencontrer de merveilleuses personnes.