Le temps des secrets

Abel Bau

Une artiste virtuelle

Chapitre 36

Mai 2017.

Je me sens bien et serein depuis trois ou quatre mois car je sors la tête de l’eau comme on dit. Les cours de piano que j’ai choisi de suivre en fin d’année dernière me permettent de m’évader depuis que j’ai décidé de rester. Mon professeur, Michel Dien, est vraiment quelqu’un d’adorable. Très pédagogue pour enseigner son art, il possède également de merveilleuses qualités humaines et reste à l’écoute de ses élèves.

À la maison, la vie s’organise avec nos enfants et nous trouvons notre équilibre pour ce nouvel allant à trois, ou plutôt à quatre car lorsque ma grande fille Énola, que j’ai eue avant de te rencontrer, vient passer le week-end, tout se passe pour le mieux.

Nous continuons bien sûr à venir te voir au moins une fois par semaine avec Pauline et Louis car c’est important pour toi comme pour nous de conserver ce lien si précieux. Ils se sont habitués à te voir avec ces postures dîtes vicieuses car aujourd’hui, tu ne leur fais plus du tout peur, et même si ton état physique reste stationnaire dans l’ensemble, je me refuse à te laisser sans les petites attentions qu’un mari doit apporter à sa femme.

Je persiste à faire quelques petits travaux à l’intérieur de notre habitat pour qu’il soit à mon goût, car nous avons besoin de respirer, de changer. Mais je ne veux pas que nos loupiots pensent que je suis en train de prendre un chemin qui vise à t’effacer. C’est donc naturellement et à leur demande que je mets dans leur chambre deux petits cadres avec une photo de toi dans chacun d’eux. Ces supports photographiques sont vraiment particuliers pour eux car c’est toi qui les as réalisés du fond de ton lit lorsque tu étais à l’hôpital de Melle. En effet, les formidables animatrices de cette structure étaient venues dans ta chambre et par questions interposées en appui avec notre système de communication, elles avaient abouti selon tes directives à ces deux cadres en carton très colorés.

Cependant, j’ai effectué en tout début d’année une transformation en profondeur dans la pièce principale en abattant une cloison entre la cuisine et le salon pour un grand espace de vie. Étant donné que nos bambins ont une photo de toi dans leur chambre, je choisi de les mettre en avant ici et là sur quelques instantanés en noir et blanc savamment disposés dans ce grand volume.

Mais il manque quelque chose pour te faire briller et rappeler ta présence même si tu ne vis pas à la maison. Ils ont accepté ton état physique et je ne veux pas tomber dans l’extrême en surchargeant notre intérieur avec quelques photos de toi car il faut qu’ils puissent avancer à leur rythme pour comprendre que tu es toujours là tout en étant absente dans la vie de tous les jours. Alors quel est le bon compromis ?

C’est bizarre mais parfois, la réponse vient à nous sans que l’on s’y attende. Un peu comme si chaque étape de ta maladie ainsi que notre histoire était un rouage donnant lieu inévitablement à une suite logique.

Je feuillette le fil d’actualité du célèbre réseau social en commentant puis en « likant » ici et là les publications de certains de mes amis mais sans penser un seul instant à cette petite idée qui germe dans un coin de ma tête. Depuis quelques temps, la page professionnelle d’une artiste-peintre ressort en priorité, Alison, Libre comme L’art. J’aime la peinture sous toutes ses formes avec tout de même une petite préférence pour l’art abstrait et cette femme, Alison, transfère sa passion avec un amour subtil et puissant à la fois. Elle donne ce qui est au plus profond de son cœur et offre à chacune de ses créations un univers tout en couleurs comme elle aime dire.

Elle est très présente sur sa page artistique ce qui lui permet d’avoir une grande réactivité aux commentaires qui sont postés sur ses publications. De plus, elle a cette particularité vraiment touchante de répondre à chaque internaute de façon personnelle. Elle travaille au gré de son imagination mais également sur commande.

Tout juste la trentaine, c’est vraiment une très belle femme. De taille moyenne avec de longs cheveux ondulés, de grands yeux noisette pour un visage aux traits fins et doux à la fois, Alison affiche toujours un sourire radieux sur chacune de ses photos.

C’est donc en parcourant sa galerie virtuelle, où je m’émerveille pratiquement sur chaque toile, que la réponse se présente devant moi en toute logique.

Mais c’est évident Abel. N’hésite plus et fais-le… !

Je décide alors de la contacter par la messagerie instantanée plutôt que par mail car c’est plus interactif et beaucoup moins solennel je pense, et c’est avec ces mots que mon premier échange avec cette artiste virtuelle commence :

« Bonsoir Alison.

Je vais me permettre de te tutoyer mais n’y vois aucune mauvaise intention de ma part.

J’ai beaucoup aimé ce dernier tableau que tu as publié.

Je traverse une période relativement délicate ces derniers temps mais je t’en ferai part un peu plus tard car je souhaiterai avoir un tableau de ta création afin de mettre sur toile ce que je ressens et je pense que ton œil d’artiste saura capter cela en ayant une discussion posée avec toi.

Très bonne soirée et je prendrai contact très prochainement si cela est possible pour toi bien sûr.

Abel ».

Quelques minutes plus tard, elle me répond. Nos messages commencent à fuser les uns après les autres, et en moins de dix questions elle comprend ce que je recherche. Mais ça ne me suffit pas car ce projet est essentiel pour moi et je souhaite vraiment donner une dimension unique dans cette œuvre.

Je choisis de tout lui dire par message. Notre rencontre, la découverte de ta maladie, le mariage au CHU de Poitiers, l’opération, la soudaine dégradation, le coup de téléphone suivi de la rencontre avec Gilbert et Nikole Montagné, l’incertitude, ton désir de partir, le revirement de situation, mon envie d’en finir, l’acceptation,…

Bref, absolument tout.

Elle comprend bien sûr, même par message, tout le sérieux de ce projet qui consisterait à te faire exister à travers une toile sans que l’on voit ton visage car c’est la puissance des émotions que je recherche avant tout. D’une façon très touchante et avec des mots empreints de beaucoup de compassion, elle me répond et c’est naturellement que je lui propose d’échanger, avec beaucoup de retenue, nos numéros de téléphone afin que l’on puisse se parler directement.

Elle accepte et nous avons le lendemain notre première conversation téléphonique. Alison me confiera plus tard que je suis la première personne à qui elle a accordé un entretien téléphonique et qu’elle en tremble encore quand elle y pense.

Nous nous entendons tout de suite très bien et je ne saurais expliquer pourquoi, mais nos vies respectives remplacent très vite les messages et appels concernant la toile qu’elle réalise pour toi et moi. Je pense que cet amour pour l’art et la nature véhicule en elle quelque chose de vraiment pur et sincère. Régulièrement, elle m’appelle avec beaucoup de décontraction pour prendre des nouvelles, s’imprégner de ma voix mais aussi me parler de sa vie avec son mari et leur adorable petite chienne.

Au fil de mes échanges avec cette rêveuse haute en couleur qui habite l’Alsace, la question du titre pour cette toile se fait vite ressentir. Par téléphone, nous mettons en commun nos idées :

« […] Ouais, t’as raison Abel. Par contre je devrais avoir fini d’ici deux ou trois jours et je voulais savoir si tu as une idée pour baptiser ton tableau ?

- Pourquoi pas Le livre des secrets ? Je trouve que ça fait un rappel au film que nous sommes allés voir au cinéma. Tu sais, c’est là qu’on s’est embrassés la première fois avec Edwige.

- Ah yes ! C’est bon comme nom ça.

- Et puis il y a aussi les signes cachés dans le tableau qui rappellent le film.

- Oui, c’est vrai mon ami mais…

- Mais quoi l’artiste ? (j’aime bien l’appeler comme ça de temps à autre)

- Eh bien ce tableau ne parle pas que d’un film que vous êtes allés voir, mais de tout ce que vous avez vécu jusqu’ici.

- C’est clair.

- Et qu’est-ce que tu penses du nom Le temps des secrets ? Ça rappelle à la fois le film que vous êtes allés voir ensemble et surtout, la notion du temps qui passe.

- AH QUE OUI !!! J’ADOOOORE !!!

- Alors on valide tous les deux. J’ai bientôt fini ton tableau et je t’envoie un message dès qu’il est expédié.

- Merci infiniment Alison. Permets-moi de te dire en toute sympathie que tu es vraiment un amour avec un cœur immense.

- Merci à toi plutôt de m’avoir fait vivre cette expérience si riche en émotion. Je savais que le droit à l’erreur n’était pas de mise là-dessus et je me suis mis une pression de dingue. Mais quand je vois ta réaction face aux premiers clichés du tableau que je t’avais envoyés l’autre jour pour te montrer le début, je me suis dit que j’étais sur la bonne voie.

- Quand je recevrai ton œuvre, je ferai partir quelque chose pour toi et ton homme.

- C’n’est pas obligé tu sais.

- Si si, j’insiste.

Bon OK… Je m’incline ».

Quelques jours plus tard, Le temps des secrets arrive à la maison. Soigneusement emballé dans un papier bulle et protégé par un carton très épais, c’est avec fébrilité que je le sors de son écrin afin de le contempler pour la première fois.

Les couleurs sont là, l’émotion aussi et c’est dans un halo de lumière que je te redécouvre pour la première fois. Certes, ce n’est pas ton visage à proprement parlé, mais c’est toi et je te reconnais. Coincée entre les méandres d’un engrenage mélancolique révélant ta maladie et la puissance positive des couleurs signifiant ton envie d’exister, tu illumines ce tableau. Alison est allée au-delà de mes espérances en te faisant exister telle que je t’imagine. Belle, lumineuse et combative. Pas contre cette maladie car tu sais bien sûr qu’elle a scellée définitivement le peu d’autonomie dont tu disposais, mais force est de constater que tu te bas comme une lionne pour exister dans le temps malgré une très lente déclinaison de ton état physique.

Touché en plein cœur, je continue d’admirer le fantastique travail d’une artiste que je ne connais que virtuellement. Sans raison particulière, je retourne le cadre pour voir l’ossature en bois de ton nouveau visage et c’est avec une effervescence émotionnelle très forte que je découvre les quelques mots qu’Alison a eu la délicatesse d’apposer avec un feutre noir assez fin :

« Une merveilleuse rencontre que je n’oublierai jamais…

Une histoire bouleversante qui m’a émue aux larmes.

Infiniment merci de ta confiance…

Je ne l’aurai jamais imaginé…

Je te souhaite tout le bonheur du monde.

Amitié sincère

Alison H. »