Le temps des secrets

Abel Bau

Une dépression inattendue (2)

Chapitre 35

Vendredi 2 décembre 2016, sur mon lieu de travail.

Depuis ton admission à Lusignan, la vie a continué sans vraiment trouver de sens pour moi. Je reste debout sur mes jambes sans jamais fléchir. Après tout, j’ai deux enfants à la maison qui comptent sur moi en permanence. Je ne suis pas seulement un père pour eux, mais aussi une mère, un grand frère, un psy, un confident…, un flic (est-ce possible ?).

Pourtant, quelque chose ne va pas aujourd’hui, ça ne tourne pas rond. Une journée qui ressemble aux autres mais avec un nœud à l’estomac. Comme si je me trouvais dans une bulle alors que mon environnement est de plus en plus flou, comme si au fur et à mesure que je marchais, ma bulle était en train de rétrécir en comprimant ma poitrine.

Je me rends dans le bureau d’un collègue de travail et ami où je retrouve au final deux amis, Tony et Xavier. Après un café suivi de quelques vannes du matin, je tente de dissimuler ma détresse et mon désespoir. Je suis au bout, je n’en peux plus.

Je quitte le bureau sans dire quoi que ce soit et aucun d’eux n’est étonné car connaissant ma situation, ils pensent que j’ai besoin d’être seul un moment et que ça va passer.

Tout en marchant, je plaque la paume de ma main droite sur mon torse et je sens mon cœur comme comprimé dans un étau, la douleur est violente.

Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Est-ce que je fais une crise cardiaque ?

Je comprends très vite que ce n’est évidemment pas ça, mais que je suis tout simplement arrivé au bout de ce que je peux encaisser. C’est à la fois mon corps et mon esprit qui sont à saturation et je sens que je ne veux plus absorber tout ça.

Je me dirige immédiatement vers les locaux administratifs de mon travail pour parler à mon responsable, Édouard.

Grand et fin, les cheveux coupés court, c’est un homme qui peut paraître discret et fermé de prime abord derrière des lunettes rectangulaires assez classiques. Réservé sur sa vie personnelle et timide dans celle de tous les jours avec les personnes qu’il ne connaît pas ou peu, il enlève instantanément ces barrières lorsqu’il s’agit d’être à l’écoute pour analyser et essayer de trouver des solutions face à une situation critique.

Il a également cette particularité de jouer avec les mots pour accentuer son sens aigu de la répartie, mais toujours avec beaucoup de finesse et d’humour.

Nous avons tous deux le même âge et avec le temps, nous sommes devenus amis en faisant preuve d’un respect mutuel :

« Édouard, il faut que je te parle… Tout de suite ».

Il marque un temps d’arrêt et me regarde avec le plus grand sérieux car il connaît ma situation et sait que je ne me plains jamais. C’est bizarre et je ne peux expliquer pourquoi mais il comprend instantanément que quelque chose ne va pas sur le plan personnel :

« OK, sans problème ».

Nous nous dirigeons tous deux vers le réfectoire qui est vide à cette heure de la journée. Il ferme la porte afin que nous soyons plus tranquilles pour discuter et engage :

« Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

- Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça.

- C’est-à-dire ?

- Édouard, il faut vraiment que je m’arrête.

- Je sais ce que tu traverses et sincèrement ça ne doit pas être facile au quotidien ».

Je lui explique mon mal-être soudain et cette sensation d’avoir le corps pris dans un étau. Très vite, les larmes commencent à arriver et j’essaie de les ravaler instantanément. Il le remarque en essayant de garder un certain aplomb, non pas pour marquer son indifférence mais plutôt pour m’épargner un regard trop lourd. Avec beaucoup d’attention, il m’écoute et reprend la parole pour dire :

« Je peux, si tu le souhaites, diminuer ta charge de travail afin de te laisser respirer un peu. Qu’en penses-tu ? »

Au début, je comprends sa question au sens littéral, mais je réalise très vite qu’il souhaite que je ne coupe pas le contact trop brutalement avec le monde professionnel afin de ne pas perdre pied étant donné que je suis en état de faiblesse psychologique :

« C’est vraiment gentil de ta part, mais là, j’ai vraiment besoin de me retrouver seul pour souffler… S’il te plaît.

- OK, c’est logique. Euh…, attends-moi ici, je reviens de suite ».

Pendant les quelques minutes où il s’absente, trois ou quatre tout au plus, je reste appuyé contre un petit meuble d’angle en formica. Les bras le long du corps, je sens comme une pince lisse et froide en acier saisir toute ma nuque en me forçant à baisser la tête. Des pensées noires commencent à m’envahir mais je refuse de les laisser rentrer dans ma tête.

Allez… calme-toi. Ça va passer !

Il te faut juste du repos et tout va rentrer dans l’ordre. Mouais…

Mais bon, une fois que tu te seras reposé, la situation restera la même.

Et si,…

Édouard fait irruption dans la pièce :

« Je viens de voir pour qu’on appelle un intérimaire afin qu’il te remplace. Est-ce que ça t’ennuierait de le former un jour ou deux à ton poste et que tu puisses t’arrêter juste après ?

- Oui, bien sûr. De toute façon je comptais te le proposer.

Mais est-ce que je vais tenir un jour…

- OK Abel, merci.

- Je pensais avant de partir informer le directeur de mon arrêt au regard de ma situation, qu’est-ce que tu en penses ?

- Ce serait préférable sans doute, je pense que tu as raison ».

Il continue à échanger pendant quelques minutes en omettant volontairement de parler de toi afin de détourner mon attention mais sans en faire des tonnes, il est très fort pour ça. Puis juste avant de quitter le réfectoire, il clôt notre discussion par :

« Tu sais, si un soir ça ne va pas et que tu as envie de sortir pour aller boire quelques verres sans prise de tête, je te propose de faire le chauffeur. Comme ça, tu pourras te lâcher », ajoute-t-il avec un petit sourire en coin.

Très touché par sa proposition, je sors de la pièce en donnant l’apparence d’être soulagé, mais c’est encore pire.

Pourquoi bon sang ?…

J’arrive devant le bureau du directeur général de l’entreprise pour toquer à sa porte qui est déjà ouverte et il m’invite à rentrer.

La cinquantaine et les cheveux grisonnants, c’est un homme assez grand qui me reçoit. Avec le plus grand sérieux et beaucoup de rigueur, il dirige cette société depuis 2010. Dès le début, il a trouvé la façon de montrer sa vision et son autorité par un style qui impose une ligne de conduite logique en accord avec le groupe mais tout en sachant rester humain :

« Bonjour, est-ce que je peux vous déranger quelques minutes ?

- Bonjour Abel. Oui allez-y, entrez. Édouard est passé en vitesse dans mon bureau pour m’avertir que vous alliez être en arrêt quelques temps, c’est bien ça ?

Peut-être bien plus longtemps que ça même…

- Oui en effet, je ne me sens vraiment pas bien. Je suis en train de craquer et j’ai sérieusement besoin de m’arrêter ».

C’est là qu’il m’a montré ce côté humain qu’il laisse rarement paraître. Sa position hiérarchique y est pour beaucoup bien sûr, mais je pense qu’il a appris avec le temps à savoir se détacher pour pouvoir prendre les bonnes décisions. Il joint ses deux mains en faisant toucher chacun des doigts à leur extrémité puis, tout en marquant de légers mouvements de tête allant de droite à gauche, il me répond :

« Vous auriez dû vous arrêtez depuis bien longtemps. Et je vais même vous dire… je ne sais même pas comment vous avez fait pour tenir jusque-là ».

Ses mots me touchent car je le sais sincère, et après quelques échanges très brefs pour le remercier, je ressors de son bureau abattu avec cette voix dans ma tête qui martèle :

De toute façon c’est trop tard mon petit Abel.

Je termine ma journée comme un fantôme en me faisant le plus discret possible et lorsque j’arrive chez moi, je regarde le portail de l’école où se trouvent mes enfants.

Il fallait bien que cela s’arrête un jour, et je sais que ce sera difficile pour eux mais il y aura tes parents ma p’tite femme, ainsi que mon oncle et ma tante pour en prendre soin. C’est le bout du chemin Monsieur Bau…

Je sais au fond de moi que je m’apprête à commettre un acte irréversible et lourd de conséquences pour nos enfants, mais ma décision est prise.

Je rentre à la maison et j’écris sur une feuille un mot très bref puis sur une autre, tous les codes des comptes bancaires, rechargement de la carte de cantine de nos enfants, mots de passe des réseaux sociaux, etc…

Je me rends compte que je ne pleure même pas.

Bizarre.

Sur le lit, je prépare proprement ta tenue au cas où il t’arrive quelque chose ainsi que la mienne. Mes gestes sont aussi précis que ma détermination, sans faille. Maintenant que tout est prêt, je repense à toute cette épreuve que je viens de traverser en buvant ma dernière bière.

Tous ces évènements qui m’ont conduit à prendre la décision d’en finir sans avoir le sentiment de passer pour un lâche.

Après tout, tu as fait de ton mieux Abel. Personne ne pourra te reprocher quoique ce soit.

Ma bière se termine très rapidement et lorsque je sens cette dernière gorgée pétillante glisser à l’intérieur de ma gorge, je ne peux m’empêcher de repenser à cette corde que j’ai laissée au fond d’un tiroir de la remise.

Peut-être que tu ne l’avais pas jetée parce que tu savais inconsciemment que… :

TOC… TOC… TOC…

Je marque un temps d’arrêt car je n’attends personne aujourd’hui puis je me décide quand même à ouvrir la porte après avoir dissimulé mes feuilles sous une chemise cartonnée qui est sur le buffet. Lorsqu’elle s’ouvre, je découvre le visage d’Anne-Sophie, ma couz’ d’amour, qui est tout sourire. Éducatrice spécialisée dans un centre pour jeune en difficulté, c’est une très belle femme qui brille de surcroît par ses valeurs humaines et professionnelles :

« Eh bah alors mon cousin, ça farte ?

- Euh… Ah que oui. Tu me connais, ça va toujours bien moi. Donne le change mec.

Rentre donc, ne reste pas sur le pas de la porte comme ça.

- Mais j’espère bien que tu vas me faire rentrer.

- Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes aujourd’hui. Qu’est-ce que tu traînes dans le coin ?

- Rien de spécial en fait. Je faisais une petite course en ville et puis je m’suis dit qu’il fallait que je vienne. Juste comme ça, pour le fun. Et toi, tu fais quoi mon couz’ ?

- Je finissais de ranger mes papiers.

- Avec une bière à ce que je vois.

- T’en veux une ?

- Ah que oui, mais tu ne vas pas récupérer tes enfants à l’école ?

- Si mais je voulais prendre un peu de temps pour ranger quelques bricoles avant, et puis tu sais ils sont à la garderie alors c’est tranquille, j’ai le temps. Attends-moi une minute, je pose ça dans la chambre et je reviens tout de suite.

- OK ».

Je saisis la chemise en prenant soin de ne pas oublier les feuilles se trouvant dessous puis, tout en fermant la porte de la chambre, je vérifie que ma couz’ d’amour est occupée sur son téléphone portable.

Mais qu’est-ce qu’elle fait ici ? Comme par hasard…

Ça va, j’ai compris le message mais il va vraiment falloir que vous me donniez un coup de main parce que là, je suis au bout du bout.

Je reprends mes esprits et ramasse les tenues sur le lit pour les mettre en boule dans l’armoire puis tout en réalisant que je viens de parler comme si quelqu’un m’entendait, la solution pour faire face à cette situation se présente à moi comme une évidence. Comme si « quelqu’un » me l’avait soufflée.

Il faut que j’accepte ma situation et surtout ton état, tout simplement. Accepter pour avancer.

Je la rejoins dans la cuisine puis nous trinquons ensemble, et tout en discutant, quelque chose s’opère en moi. Je contemple le visage de celle qui, sans le savoir, vient de me sauver la vie.

Parallèlement à notre échange, c’est dans un coin de ma tête qu’une rétrospective s’opère en silence.

Je repense au chemin parcouru jusqu’ici et mes états d’esprits qui ont succédé à chacun de tes états physiques. Je repense à ces instantanés où je m’écroulais littéralement dans la buanderie du sous-sol en hurlant de colère, à ces instants où je me cachais sur mon lieu de travail pour pleurer ou réfléchir et lorsque je croisais le regard d’un collègue :

« Ça va mon pote ?

- Moi ? Ça va toujours ! », en essayant de paraître le plus fort possible.

Je repense à tout ce que j’ai dû endurer et absorber émotionnellement pour aider nos enfants à vivre avec ton absence et enfin je pense aujourd’hui à cet avenir qui est le mien…

Des moments de vie où je vais apprendre à rouvrir mon cœur tout en continuant à te tenir la main.

Je continue de regarder Anne-Sophie qui vient d’accepter de rester dîner avec nous et je lui lance intérieurement :

Merci de m’avoir sauvé ma couz’ d’amour. Tu comptes énormément pour moi et un jour, tu sauras ce qui s’est passé.

Grâce à toi, la vie continue…