Chapitre 26
Mi-février 2015.
Le temps passe et les fêtes de fin d’année se sont déroulées sans toi pour la première fois. Louis a fêté ses 5 ans le 4 décembre dernier et Pauline vient juste d’avoir 2 ans le 10 février.
Le diaporama que je souhaitais faire est terminé depuis longtemps mais je ne vois toujours pas de concerts prévus pour Gilbert Montagné et je me dis que cela ne se fera peut-être pas.
Depuis pas mal de temps, nos enfants ne viennent plus te voir car ils sont dans le déni d’une situation qui leur échappe. Leur mère est là mais ils n’ont pas accès à son affection en quelque sorte, et puis… il y a ces postures qu’on appelle des postures vicieuses. Ton corps se déforme sous l’effet d’une spasticité de plus en plus importante et aux dernières visites, nos enfants avaient peur de toi. Cependant, je te fais part de chacune des décisions, je ne te cache rien et tu approuves chacun de mes actes.
Parallèlement, j’apprends qu’on augmente de façon régulière tes patchs de Durogésic (morphine) et je commence à perdre pied face à une situation qui s’enlise. Je suis venu te voir ce dimanche et les enfants sont chez ma sœur Céline. Après avoir passé l’après-midi près de toi, je quitte la chambre les épaules si basses qu’on ne peut que le remarquer. Deux femmes qui s’occupent de toi viennent me parler et nous nous asseyons dans un petit salon. Je craque devant elles et malgré toutes les belles choses que j’entends de leur bouche afin de me galvaniser, je repars avec un faux semblant de regain d’énergie pour fuir, peut-être par honte.
Je viens de me garer devant chez nous et je n’en peux plus. Je ne me suis même pas rendu compte que je n’étais pas allé chez ma sœur récupérer les enfants. Je reste un long moment dans mon véhicule et exténué psychologiquement, je ressens au plus profond de moi que mes nerfs lâchent. Je saisis le volant de mes mains et je le serre tellement fort que je vois les articulations de mes phalanges blanchir. Ma vue se trouble car mes yeux se remplissent de larmes, puis je pose mon front en son centre et après un long hurlement de rage les dents serrées, j’éclate en sanglots :
« Tu sais, je me pose sans cesse les mêmes questions. Pourquoi nous ? Pourquoi toi ? Pourquoi est-ce que tu tiens le coup ? Je veux que tu partes. Hein… ? Mais qu’est-ce que tu dis Abel ? C’est ta femme, tu n’as pas le droit de penser ça. Elle souffre. Mais moi aussi je souffre bordel et qui s’en soucie ? Je ne vais pas tenir longtemps comme ça. Si je ne tiens pas le coup, je ferais mieux d’arrêter tout ça au plus vite. Oui je n’ai plus que ça à faire. Et c’est la meilleure solution… »
J’essuie grossièrement mes larmes avec la manche de ma veste et c’est les yeux rouges que je descends de la voiture. Je rentre chez nous puis je sors une feuille et un crayon. J’écris un texte rapide sur lequel je pleure à nouveau pour expliquer ce que je ressens à mes enfants en leur demandant pardon. Tout au fond de mon jardin se trouve un petit local où j’entrepose mes outils, je le regarde depuis mon balcon. Je marque une courte inspiration que je bloque :
« Allez, un peu de cran Abel. Tu vas y arriver… »
Je sors de chez moi et me dirige donc vers le fond du terrain, puis j’ouvre la porte de ma remise. L’endroit est sombre et poussiéreux, de plus je ne fais plus aucun rangement depuis peu car je manque de temps. J’enjambe un carton rempli de livres, puis une caisse à outils pour me poster devant mon établi. Une lucarne avec des carreaux crasseux se trouve sur ma droite et me donne suffisamment de lumière pour faire ce dont j’ai besoin. Je sors du tiroir se trouvant sous mon plan de travail une longueur de corde et sans aucune difficulté, je réalise un nœud coulant aussi réaliste que ceux que l’on peut voir dans les films. Une fois terminé, je saisis un petit escabeau de trois marches qui me sert à atteindre la poutre de la petite charpente qui est relativement basse. J’y fais passer la corde en deux tours et assure solidement le tout par un double nœud mais je ne peux me permettre de me « louper » comme on dit. Je fais alors passer un morceau de bois très solide de la longueur de mon avant-bras à travers le nœud coulant, puis je le serre et me suspend sans aucune retenue au tout. C’est bon, ça tient !
J’enlève le morceau de bois puis passe mon cou à travers, resserre l’ensemble jusqu’à ma gorge sans provoquer cependant une gêne respiratoire. Je commence à fondre en larmes :
« Ça y est, je suis seul face à mon destin et personne ne peut rien changer. Mais bon, c’est la seule solution. C’est juste un mauvais moment à passer et après rideau. Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ? Est-ce que je vais revoir mon père ? Tu me manques papa… J’aimerais tellement que tu sois là. Tu aurais su trouver les mots pour me donner la force d’avancer. Je suis vraiment au bout tu sais, pardonne moi papa… »
Cela fait maintenant dix minutes environ que je pleure debout sur mon marchepied. Sur le point de franchir la ligne rouge, je n’ai qu’un pas à faire sur ma gauche et tout s’arrête pour moi. Oui, mais eux ? C’est alors que je repense à mes derniers mots :
« Pardonne moi papa…
Mais comment peux-tu demander à ton père de te pardonner de partir si toi tu n’as pas assez de cran pour rester. Tu crois que tu es un bonhomme Abel ? Et ton fils Louis, C’est le dernier homme de notre famille à perpétuer notre nom, et toi tu n’es qu’un salopard d’égoïste car tu voudrais que ton père soit là pour te conseiller, t’aider et t’aimer. Mais si tu t’en vas, vers qui ton fils se tournera plus tard s’il ne va pas bien ou s’il a mal ? Et ta petite Pauline, On ne sait pas si sa mère partira dans quelques années ou dans quelques jours, mais si c’est demain, elle aura à peine connu sa mère et son père aura fait le grand saut juste avant. Tu penses sérieusement que c’est un bel avenir pour eux ? BRAVO MONSIEUR BAU !… Tu es un grand ! Non mais sans rire, tu vas essayer de penser à eux plutôt qu’à toi. Ta tristesse et ta douleur sont là mec, mais c’est éphémère car ce sera jusqu’à l’heure de ton départ. Leur chagrin sera quant à lui permanent et risque de leur ouvrir une porte cachant un sombre destin. Tu n’as pas le droit. Arrête ça tout de suite… ! »
Je desserre le nœud pour en sortir ma tête puis je range cette maudite corde dans le fond d’un placard. Après m’être rafraîchi dans la salle de bain, je reprends la direction de chez ma sœur pour aller récupérer mes enfants. En passant sa porte d’entrée, j’entends :
« PAPAAAAA !!!!…. »
Et ils courent tous les deux vers moi pour me faire le plus doux des câlins pendant que dans ma tête résonne :
« Mes amours… Comme vous m’auriez manqué. Je vous aime de toutes mes forces ».
Et ma sœur enchaîne :
« Un p’tit apéro mon frère ?
- Ah que oui, j’en ai bien besoin.
- Ça ne va pas ?
- Si si, tout roule t’inquiète, juste une petite baisse de régime en revenant de Melle mais tout va bien se passer maintenant.
- Magne-toi ! Viens t’asseoir, j’ai soif ! » dit-elle en souriant.
Je prends place sur le canapé accompagné de mon beau-frère Jérôme et bois une bonne gorgée de whisky après avoir trinqué avec eux en pensant intérieurement :
« À la vie… »