Le temps des secrets

Abel Bau

Une réunion de famille improvisée avant une nouvelle opération

Chapitre 27

10 avril 2015.

Tes douleurs et tremblements au niveau de tes jambes sont toujours présents et tu as ce que l’on appelle une spasticité des membres inférieurs. Cette raideur musculaire et articulaire, qui est de plus en plus visible, nécessite des soins et des massages réguliers des aides-soignantes qui font leur maximum pour t’apporter un confort permettant de rendre ton quotidien supportable. Seulement, cela ne suffit plus et lorsqu’on te pose la question pour savoir à quel degré tu as mal de 0 à 10, tu appuies fréquemment avec ton pied quand on arrive aux chiffres 8 ou 9. C’est d’ailleurs pour toutes ces raisons que depuis quelques temps, l’équipe soignante ainsi que le responsable de l’unité communique beaucoup avec le service de neurochirurgie du rachis du CHU de Poitiers. Le rachis est tout simplement le nom scientifique pour désigner la colonne vertébrale, et c’est dans ce service que je vais faire connaissance avec un autre grand professeur en neuro-rachis.

Il est de taille moyenne avec les cheveux noirs et courts. Large d’épaules mais pas corpulent, il aime aborder les gens qui lui font face avec beaucoup d’assurance. Il aime écouter pour comprendre qui il a en face de lui et dispose de beaucoup de pédagogie lorsqu’il explique à la personne de quoi il retourne et pourquoi des décisions sont prises.

C’est un homme qui je pense a soif de savoir, et il lui arrive fréquemment d’être en déplacement pour continuer de se perfectionner dans son domaine.

Je dirais qu’à force de nous rencontrer, une relation empreinte de confiance s’est installée et ponctuée de vrais échanges de sympathie qui dépassent le côté médical.

Suite aux multiples échanges entre les deux hôpitaux, la décision pluridisciplinaire (neurorachis, ergothérapie, chirurgie du handicap, neurostimulation…) est prise de pratiquer l’implantation d’une pompe intrathécale à Baclofène. C’est une pompe qui est reliée directement à la moelle épinière et qui, par l’intermédiaire d’un réservoir situé sous la peau de l’abdomen, injecte à petites doses mais de façon continue ledit produit afin de provoquer dans ton cas un relâchement du corps concernant sa partie basse.

Lorsque tu sors de ta dernière consultation, je croise à son bureau mon amie d’enfance Virginie : c’est la secrétaire de ce neurochirurgien, elle que nous avions croisée avec sa mère lorsque nous étions informés de la nature de ta maladie à ses débuts.

Virginie est une amie que je connais depuis ma plus tendre enfance. Elle est assez grande avec de longs cheveux châtain foncé et les yeux noisette. Avec un visage aussi agréable que son physique, c’est une femme affirmée et franche qui aime dire ce qu’elle pense en face.

Elle a souvent, quand les circonstances le permettent, cette façon bien à elle de rire aux éclats la tête en arrière jusqu’à en avoir parfois les larmes aux yeux, sans se soucier de ce que pensent les autres.

Elle est vivante, elle est sincère, elle est elle-même… Virginie.

Je m’avance vers elle :

« Alors, comment s’est passé son rendez-vous ? » demande-t-elle.

« Bien en quelque sorte car il va falloir opérer à nouveau Edwige mais c’est pour lui apporter un certain confort sur le plan physique avec l’implantation d’une pompe à Baclofène m’a-t-on dit.

- Tu sais ce que c’est ?

- Oui, le neurochirurgien du rachis, enfin ton patron quoi m’a tout expliqué.

- Et Edwige, comment va-t-elle ?

- C’est très compliqué à dire car je suis partagé. J’ai l’impression qu’elle va très mal car elle a perdu beaucoup de poids étant donné qu’elle est très contractée, elle est rendue à 41 kilos à peine.

- Oui je l’ai vue tout à l’heure quand elle a été amenée par les ambulanciers pour l’enregistrement, elle était creusée au niveau des joues et des tempes.

- C’est clair et ça me tue de la voir comme ça. D’un autre côté je suis, passe-moi l’expression, sur le cul de voir à quel point elle se bat comme une lionne malgré ces douleurs insoutenables et la raideur de son corps. Tu sais, j’ai beaucoup discuté hier avec la cadre de santé en neurochir au sujet d’Edwige.

- Oui, tu m’as souvent parlé d’elle. Tu l’apprécies beaucoup à ce que tu m’as dit.

- En effet. Elle m’a parlé de cette force qu’elle avait de combattre l’adversité à ce moment-là pour nos enfants et pour moi quand elle se trouvait dans leur service. Elle forçait le respect de toute l’équipe de par son courage à vouloir faire les choses seule et cette volonté de ne pas vouloir déranger ou embêter qui que ce soit. L’équipe de l’époque était très attachée à elle et elle m’a dit que croiser son chemin a été pour plusieurs, et elle y comprit, une grande leçon d’humilité face à la vie. Elle avait échangé avec Edwige à plusieurs reprises avant l’opération et après bien sûr… ». Je marque un temps d’arrêt car je sais que je m’égare par rapport à sa question initiale mais je sens que j’ai besoin d’aller jusqu’au bout. Mon amie ne m’interrompt pas, alors je reprends :

«… Après en avoir échangé avec elle donc, Edwige lui avait confié que les quelques visites de Louis lui apportait beaucoup de plaisir même si paradoxalement cela lui faisait de la peine de comprendre que son bandeau pouvait parfois lui faire peur. Elle est très fière de leur montrer les dessins de Louis et de sa petite Pauline.

- C’est clair qu’elle est vraiment forte ta femme.

- Oui très forte mais j’ai un petit souci avec ses parents.

- C’est-à-dire ?

- Eh bien ils sont adorables avec moi, il n’y a aucun problème. Ils s’occupent bien des enfants quand je leur demande de les garder, mais concernant leur fille… Je sais qu’ils ont bien accepté la situation mais ils pensent encore que ça peut s’améliorer. Je veux dire qu’ils supposent que l’opération qu’elle va subir va lui redonner la possibilité d’aller suffisamment mieux pour pouvoir marcher. Je pense qu’ils ne se rendent pas vraiment compte que ça apportera à Edwige uniquement du confort et que ça ne va pas révolutionner les choses. Il faudrait aussi qu’ils comprennent que vu l’état d’Edwige, l’opération est quand même délicate.

- OK, mais est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?

- Oui, j’aurais aimé que tu organises une réunion de famille à huis-clos avec le neurochirurgien qui va poser la pompe, les parents d’Edwige et moi ».

Elle me regarde ennuyée en me répondant :

« D’ordinaire, je ne crois pas qu’il fasse ce genre de réunion, mais je veux bien lui demander.

- OK, je te remercie.

- Dès que j’ai des nouvelles, je te tiens au courant.

- Merci ».

Quelques jours plus tard, Virginie me recontacte pour me donner le jour et l’heure du rendezvous qui aura lieu le 29 avril. Je la remercie vivement en lui promettant de la retrouver pour manger un morceau ensemble.

Mercredi 29 avril 2015,

Le professeur est assis, avec beaucoup de décontraction, derrière son bureau. Très vite, je pose les premières questions « classiques » pour que tes parents se sentent en confiance :

« Est-ce que c’est une opération banale ?… Est-ce que vous avez déjà eu ce genre de cas ?… »

Les réponses de l’homme qui nous fait face sont aussi simples que mes questions car je les avais préparées à l’avance de façon à obtenir des réponses positives, et elles semblent rassurer ta mère dans un premier temps. Ton père, lui, reste plutôt impassible en marquant de temps à autre une sorte de moue acquiesçant les dires du médecin. Ta mère se sentant donc plus à l’aise, prend la parole pour demander :

« Comment va-t-elle aller après l’opération ? »

Il sent l’inquiétude de ta mère et je sais déjà qu’il aimerait pouvoir lui donner une réponse positive comme pour les autres questions, mais il choisit alors de les confronter avec les faits en faisant preuve de beaucoup de calme :

« Vous savez, il faut absolument que vous ayez conscience de deux choses. La première, et j’entends bien que vous souhaiteriez qu’il en soit autrement, c’est que nous sommes là uniquement pour apporter un confort de vie à votre fille. Nous n’allons pas améliorer son état, qu’on soit bien d’accord là-dessus. Mais nous avons les techniques et le recul nécessaire pour lui rendre un quotidien bien plus supportable qu’il ne l’est aujourd’hui.

Sachez que la pompe à Baclofène que nous allons lui implanter et qui sera reliée à sa moelle épinière ne va pas faire en sorte qu’elle va remarcher dans quelques semaines ou que soudainement, Madame Bau va retrouver l’usage de la parole ou d’un autre de ses membres. Ce procédé va une fois de plus diffuser continuellement à doses réduites, et avec un système d’injections supplémentaires par pics de douleurs éventuelles, un produit apportant une décontraction aux membres inférieurs. Pas plus, pas moins ».

Ta mère enchaîne tout de suite :

« Vous disiez à mon gendre que vous avez déjà eu ce genre d’opération à faire. Est-ce que c’est quelque chose de risqué ?

- Dans tous les cas, une opération avec anesthésie générale est risquée. À moindre mesure de nos jours certes mais risquée tout de même. Maintenant, il est vrai que dans le cas de votre fille qui est relativement faible physiologiquement parlant, pardonnez-moi ce terme familier mais il ne s’agit pas de lui enlever une verrue sur le pied car tout peut arriver dans un cas comme le sien. Cependant, et ce n’est pas pour minimiser la situation mais nous maîtrisons parfaitement ce type d’opération et les complications qui peuvent en découler. Donc rassurez-vous de ce côté-là ».

Pour la première fois du rendez-vous, ton père desserre ses lèvres pour demander :

« Vous disiez qu’on devait avoir conscience de deux choses ?

- Oui. La deuxième c’est que vous devez écouter ce que votre gendre a à vous dire sur l’état de santé de votre fille, ou alors quand il vous apporte des nouvelles de son traitement. Ce que je peux vous dire avec une absolue certitude, j’en ai vu des choses dans ma carrière mais là c’est vraiment la première fois que j’assiste à ça et je suis vraiment impressionné. Cette façon que le mari d’Edwige a eu de communiquer avec elle malgré le handicap. La patience de poser calmement les questions et d’attendre ses réponses avec le pied. Je ne suis pas le seul car il faut savoir que Monsieur Bau a également impressionné beaucoup de personnes dans le service de neuro-rachis ».

Je reste sans voix et je me reçois de plein fouet ce lot de compliments que je ne soupçonnais pas. Je sais que je fais ce qu’il faut pour toi, mais cela me semble tellement naturel.

Je commence à rougir de gêne mais sans sourire, et pendant que je baisse la tête pour cacher mes larmes de remerciement à l’égard de celui qui vient de me faire tant d’éloges, je sens le regard de tes parents se poser sur moi. Un regard que je sens reconnaissant et plein de gratitude, d’entendre de la bouche d’une personne qu’ils ne connaissent pas que je fais ce qu’il faut afin de suivre au plus près les évènements pouvant influer sur ton état de santé. Ils savent maintenant au fond d’eux qu’ils peuvent compter sur moi pour continuer de les informer et pour prendre les meilleures décisions possibles concernant ton avenir.

Le rendez-vous se termine et la date de l’opération est fixée au 13 mai prochain.