Chapitre 28
2 jours avant l’opération…
Pendant ma pause sur mon lieu de travail, je consulte mes mails car je viens de recevoir une alarme pour des concerts de Gilbert Montagné. Il n’y en a que quatre de prévus cet été dont trois dans le sud-est de la France, et un dans une ville de la Drôme provençale qui borde le Rhône, Donzère.
Je contacte Cédric, celui que j’aime appeler Corben, car il m’avait dit qu’il aimerait bien m’accompagner :
« Allô mon Corben, c’est Bélou.
- Quoi de neuf mec ?
- Nickel, t’inquiète. Bon euh comment te dire… ? Tu te souviens m’avoir dit que tu viendrais avec moi quand j’aurais une date pour un concert de Gilbert ?
- Ouais bien sûr.
- Ça y est, il y en a un le samedi 18 juillet 2015.
- Où ça mon Bélou ?
- … euh…
- Bah vas-y accouche.
- Donzère…
Il rit.
- C’est où ton bled ?
- Entre Valence et Avignon, à 700 kilomètres d’ici…
- Punaise ce n’est pas la porte d’à côté. Attends, je regarde sur Google Map pour être sûr… Nan mais t’es sérieux là ? Bélou, tu te rends compte ??!! 700 bornes !!!
- Oui mais on s’en tape Corben, il faut qu’on le rencontre.
- Comment tu comptes faire ?
- Quand Edwige aura été opérée, je tâcherai de trouver un moyen de rentrer en contact avec lui.
- OK mec, compte sur moi. Par contre Bélou, je te le dis tout de suite, ça va être sport l’aller-retour dans le week-end. 6h30 aller, 6h30 retour. On va être claqué le dimanche soir en rentrant.
- On s’en fout… J’te dis qu’on le fait.
- Je valide.
- Cool. Je te tiens au courant dès que j’ai des news ».
Je vais avoir bien plus que des nouvelles à transmettre à Corben…
***
13 mai 2015, pose de la pompe intrathécale.
Ton opération a débuté depuis une bonne vingtaine de minutes et tout semble se passer pour le mieux. Je sais qu’il va y avoir une certaine tension au niveau de l’attente mais je reste assez serein. Mon cœur se soulève soudainement lorsqu’une infirmière vient me chercher dans la petite salle d’attente qui jouxte le bloc opératoire et me dit :
« Le neurochirurgien voudrait vous voir maintenant ».
Je n’essaye même pas de savoir de quoi il retourne et je la suis sans mot dire. Il m’attend dans la salle de transfert où les patients sont préparés avant chaque opération. Il porte une combinaison fine en papier tissé bleu clair, ainsi que des sur-chaussons de la même matière et enfin, un bonnet de chirurgien qui ne laisse apparaître que son visage en lui couvrant cheveux, nuque, tempes et gorge. Cela peut paraître anodin, mais c’était assez impressionnant pour moi de le voir vêtu dans cette sorte de scaphandre et c’est ainsi qu’il me dit de quoi il s’agit :
« Voilà où nous en sommes. On s’apprête à implanter la pompe, mais avant de réaliser ce geste, nous avons tenté de déverrouiller ses genoux et ses coudes qui sont bloqués suite à la raideur de ses membres comme vous le savez. Les os des articulations sont un peu comme soudés si vous préférez. Nous avons injecté ce que nous avions de plus puissant comme toxine pour ça, du curare. Mais ça n’a pas fonctionné donc, ça signifie que ses membres inférieurs resteront en l’état.
- D’accord, mais pourquoi voulez-vous me voir Professeur ?
- Eh bien nous avons la possibilité de lui apporter un relâchement au niveau des bras et des mains pour lui donner plus de confort. En fait, nous souhaitons pratiquer quelques micro-incisions sur des nerfs au niveau des mains et des coudes mais je me posais la question à savoir si nous attendions de poser une date pour une opération ultérieure ou alors si on profitait du bloc opératoire pour ce geste supplémentaire non programmé. Dans les deux cas, c’est à vous de décider ».
Je pense à cet instant que j’ai affaire à quelqu’un de bien et de très professionnel. Je me dis qu’il n’est pas nécessaire de t’infliger une opération de plus, puis je me dis également que tu as peu de chance de retrouver l’usage de tes membres supérieurs alors je réponds en toute logique à l’homme qui me fait face :
« Allez-y, je vous donne mon accord pour pratiquer ce geste supplémentaire ».
Après un bref signe de tête, il repart à l’opposé pour poursuivre tandis que je regagne la salle d’attente. Environ une heure et demie plus tard, on revient me chercher pour te retrouver en salle de réveil car le personnel soignant sait que je communique avec toi par les battements de pied et ils préfèrent que je sois présent afin de bien interpréter tes propos. Pendant ce petit trajet, la femme qui m’accompagne me fait savoir que tout s’est correctement déroulé. Je pénètre enfin dans cette grande salle pour t’aider à émerger d’un réveil qui sera des plus comiques.
***
Pour le passage qui va suivre, tous les noms et prénoms des personnes auxquelles je ferai référence ont été modifiés et inventés afin de préserver leur anonymat. Cela entend le personnel soignant comme les patients. Tout nom ou prénom d’une personne connue à cette époque et dans les mêmes circonstances, ne serait que pure coïncidence.
***
L’infirmière me donne une chaise et reste devant ton lit pendant que je prends place à côté de toi. Ton lit est dans un coin de la salle et tu es branchée à plusieurs appareils mais rien de vraiment impressionnant. Je m’approche de ton oreille pour te glisser doucement :
« Bonjour ma petite femme, c’est moi ton Bélou ».
Tu fais bouger ton pied lentement pour me faire savoir que tu m’entends :
« L’infirmière est venue me chercher car ils ont vu que tu commençais à te réveiller. Je veux te dire d’abord que tout s’est bien passé et l’implantation de la pompe a parfaitement fonctionné. Maintenant, elle voudrait savoir ce que tu veux dire avec ton pied. Alors déjà, est-ce que tu as mal ? ».
Je place alors ma main droite sous ton pied droit et au bout de dix secondes, tu appuies lentement pour nous signifier que ton réveil est douloureux :
« Bien. Maintenant, je vais compter jusqu’à dix et tu appuieras avec ton pied quand j’arriverai au bon chiffre sachant que dix est une douleur insupportable ».
J’énumère lentement cette échelle de la douleur et c’est sur le chiffre huit que tu nous arrêtes. L’infirmière choisit alors de te donner un flash. C’est une injection de morphine en intraveineuse qui va permettre de te soulager en moins de quatre minutes. Ensuite je te pose plusieurs questions pour savoir si tu as chaud ou froid, si tu veux que je pulvérise sur tes lèvres de l’eau à l’aide d’un brumisateur car tu as soif mais tu ne peux boire. Après quelques actions pour t’apporter le maximum d’attention, l’infirmière me remercie pour mon aide et me dit de sonner si on a besoin de quoi que ce soit en plaçant un paravent perpendiculaire pour nous donner un peu d’intimité vu ton état. Je te décris ce qu’elle fait et nous nous sentons privilégiés car je t’explique que nous sommes les seuls dans cette pièce à être cachés du regard des autres patients dont certains ont déjà les yeux ouverts et attendent de partir.
Un homme proche de la soixantaine attire mon attention en particulier depuis quelques minutes. Il est tout ce qu’il y a de plus réveillé donc je suppose une anesthésie locale pour une légère intervention et visiblement il s’ennuie franchement. Il regarde agacé les infirmières qui vont et viennent, telles des petites abeilles, pour prendre soin des patients vraiment endormis en faisant leur maximum :
« Hé madame, j’en ai marre d’attendre.
- Je comprends monsieur Martin, mais essayez de vous calmer un peu. Quelqu’un va venir vous chercher.
- Ouais mais c’est long bordel !
- Vous savez que vous n’êtes pas le seul ici, alors soyez poli s’il vous plaît et restez tranquille le temps qu’on s’occupe de vous.
- Ppffffrrr… », râle-t-il sans aucune retenue
Je me tourne vers toi pour savoir si tu as entendu ce début de dialogue, mais le léger sourire que tu arrives à esquisser péniblement me signifie que oui. Je continue alors de te faire profiter en te décrivant cette mini-représentation qui nous est gracieusement offerte. Cet homme continue donc de s’ennuyer avec beaucoup de talent et pour tenter de combler son manque d’occupation, il fixe son regard sur les électrodes de plusieurs couleurs qui sont collées sur son corps. Je ne saurais dire si c’est un hasard ou une volonté de sa part, mais il commence à jouer avec l’une d’entre elles et puis :
Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip…………….
Deux infirmières arrivent en pressant le pas un peu agacées :
« Mais ce n’est pas possible ça Monsieur Martin ! Arrêtez de jouer avec les appareils ! Ça nous permet de savoir si vous allez bien jusqu’à ce que vous quittiez notre unité. Et puis nous sommes obligées de venir vers vous à chaque alerte donc s’il vous plaît, tenez-vous tranquille ».
La plus âgée des deux femmes replace le dernier patch et remonte le drap sur cet homme jusqu’au niveau des aisselles avant de retourner auprès d’une femme en phase de réveil.
Notre malade marque une jolie grimace lorsque cette infirmière très calme lui tourne le dos. Environ dix minutes s’écoulent quand arrive le clou du spectacle. Bien décidé à remplir son rôle de trouble-fête, la nouvelle star de la salle de réveil fait furtivement glisser son bras droit sous le drap blanc, puis tout en regardant droit devant lui, il effectue des mouvements saccadés qui laissent penser sans aucun doute qu’il est en train de se faire un petit plaisir personnel. J’écarquille les yeux en te donnant tous les détails qui pour moi sont très croustillants et tu continues de sourire. C’est pour toi et moi quelque chose de vraiment inédit et assez culotté comme on dit, mais nous supposons que ce genre de personnage est parfois monnaie courante pour un personnel soignant qui fait preuve d’un grand flegme et de beaucoup de psychologie :
« Ah non mais c’est pas possible, on a gagné le gros lot ! Non mais regarde un peu ça Martine !
- Qu’est-ce qu’il y a Sylvie ?
- Monsieur Martin s’amuse apparemment ».
Sa collègue se retourne sur notre trouble-fête et presque instantanément se cache la bouche pour tenter de dissimuler un sourire mais comme elle me fait face, je remarque tout par ma petite lucarne savamment disposée. La femme que je suppose être la responsable arrive à la hauteur du lit et retire la main de l’homme en pleine activité :
« Bon là, ça va comme ça Monsieur Martin ! J’ai eu le service, et quelqu’un va vous emmener dans votre chambre dans cinq minutes. Maintenant vous vous tenez à carreau sinon je peux vous jurer que j’en parlerai à votre femme ! Vous êtes d’accord ?!!
- Euh oui Madame… », dit-il en baissant les yeux.
Tout en s’éloignant de lui, elle ajoute à sa collaboratrice avec un sourire franc :
« Eh beh, on a trouvé un super phénomène aujourd’hui ! Il y a des jours comme ça… ».
Et c’est dans cette atmosphère particulière que tu es en train d’émerger avec un plaisir non dissimulé, et malgré ton état, je te sens tout à fait réceptive à cette mini pièce de théâtre qui s’est jouée pour nous. Ton état physique a beau être particulier, tu as esquissé un sourire en profitant de ce moment léger.