Le temps des secrets

Abel Bau

Une femme de cœur

Chapitre 29

Début juin 2015.

En pause sur mon lieu de travail, je me renseigne sur le déroulement du concert de Gilbert Montagné prévu le samedi 18 juillet 2015 afin d’organiser la mini-expédition avec Corben. Une fois fait, je saisis mon téléphone pour composer un numéro que j’ai réussi à obtenir quelques jours auparavant afin de trouver un moyen de le rencontrer. Je pense tomber sur un ou une secrétaire et c’est finalement une femme, avec une voix qui m’est étrangement familière, qui décroche pour me répondre :

« Allô oui.

- Oui bonjour madame. Je suis bien au bureau qui gère l’agenda de concert de monsieur Gilbert Montagné ?

- Oui en effet.

- Permettez-moi alors de me présenter. Je m’appelle Abel Bau et je vous appelle pour vous faire part de quelque chose de vraiment particulier.

- Je vous écoute », dit-elle d’une voix relativement douce que je reconnais alors.

Je lui explique donc les raisons de mon appel. Ton état de santé et l’incertitude de l’avenir, le diaporama que j’ai créé autour de la chanson de Gilbert Elle voulait voler, le désir que j’ai de rencontrer l’artiste afin de lui demander l’autorisation de vive voix d’utiliser sa musique. Bref, absolument tout. La personne que j’ai de l’autre côté ne m’interrompt à aucun moment et je la sens très attentive à mon histoire. Lorsque j’ai terminé, elle me dit très calmement :

« Vous savez monsieur, je comprends tout à fait le but de votre démarche et je ne doute absolument pas de votre histoire. Mais en ce qui concerne votre diaporama, tant que vous ne changez ni la musique, ni les paroles et que le contenu des photos n’est pas inapproprié, vous pouvez tout à fait disposer de l’œuvre discographique de l’artiste sans son accord de vive voix.

- Peut-être madame mais je sais qu’il a un concert de prévu le samedi 18 juillet 2015 à Donzère dans la Drôme provençale et j’aurais vraiment souhaité le rencontrer à cette occasion s’il est d’accord ».

Elle marque un temps de réflexion pour me demander :

« Pardonnez-moi cette question très indiscrète mais vous habitez où monsieur ? »

Pour éviter des explications fastidieuses, je résume en disant :

« Vers Poitiers. Pas très loin du Futuroscope.

- ET VOUS ALLEZ VENIR À DONZÈRE ??? !!!… Est-ce que vous vous rendez compte de la distance ?

- Oh oui madame. Il y a près de 700 km juste pour venir mais ça m’est égal. J’ai besoin de le rencontrer pour boucler ce mini projet en quelque sorte ».

Elle reste silencieuse et elle comprend à cet instant que je suis déterminé à le rencontrer malgré la distance. Avec beaucoup de retenue comme si elle cherchait le meilleur moyen de me le dire ou plutôt un peu comme si elle était gênée, elle bafouille :

« Écoutez euh… Bonjour, je m’appelle Nikole et je suis sa femme ».

Je marque un petit sourire discret en baissant les yeux et lui répond :

« Oui je vous avais reconnue mais je ne voulais pas être impoli donc j’ai parlé comme si je ne vous reconnaissais pas.

- Merci monsieur. Il y a une chose que je peux vous promettre, c’est qu’avant ou après le concert, vous rencontrerez Gilbert pour échanger quelques mots avec lui en privé.

- C’est vraiment adorable de votre part madame. Merci beaucoup ».

Je pensais qu’elle allait en rester là mais elle finit par ajouter :

« Mais dîtes-moi, j’ai une petite question. Vous allez voir souvent votre femme à l’hôpital ?

- Une à deux fois par semaine, pourquoi ? », je commence à trembler. Mon visage se fige et mon corps entier se réchauffe.

« Est-ce que vous y allez le dimanche 28 juin prochain ?

- Euh… Oui », mon cœur se met à cogner.

« Eh bien écoutez monsieur, avec votre permission je vais prendre vos coordonnées et si vous le souhaitez, Gilbert appellera votre femme à l’hôpital vers 15h30 ou 16h pour lui témoigner sa sympathie ».

Instantanément mes yeux se remplissent de larmes et je me retrouve submergé par une sensation que je ne connaissais pas. Presque comme un enfant à qui on promet un cadeau extraordinaire pour Noël, je lui demande en pleurant avec une voix étranglée :

« C’est vrai ?

- Bien sûr monsieur mais par contre ne pleurez pas parce que sinon je vais pleurer moi aussi », dit-elle avec beaucoup d’émotion.

Je finis par la remercier vivement d’avoir bien voulu me donner un peu de son temps et pour ce geste d’amour à l’égard d’une femme que ni elle ou son mari ne connaisse. Un couple qui, malgré une vraie notoriété, sait rester simple, humble et d’une grande humanité. Je raccroche en essuyant mes larmes qui sont un peu comme salvatrices pour moi car il y avait longtemps que je n’avais pas pleuré de joie.

Quelque temps avant le très attendu coup de téléphone de cet artiste si cher à mon cœur, je prends la liberté de leur envoyer par surprise une copie du diaporama que j’ai créé afin qu’ils puissent vérifier avant notre rencontre de quelle façon je souhaitais utiliser son œuvre.

Dimanche 28 juin 2015.

Cet après-midi-là, je me sens pousser des ailes. Comme pratiquement tous les week-ends, je me rends à Melle pour te rendre visite mais tu sais comme moi que c’est un jour particulier.

Je ne voulais pas que tu sois surprise de la démarche alors j’ai pris la décision il y a quelques jours de te mettre au courant des raisons pour lesquelles Gilbert allait t’appeler. Tu ne m’en veux pas du tout bien sûr car tu saisis le sens de ma démarche, mon diaporama et quelles sont mes inquiétudes. Tu sais déjà que j’aime beaucoup ce chanteur ainsi que ce magnifique texte, mais ce qui me fait sourire quand j’y repense, c’est qu’en décryptant tes mouvements du pied droit et par questions oui-non interposées, tu me faisais comprendre :

« Mais pourquoi Gilbert Montagné va m’appeler ? C’est une blague ou quoi ? ».

Évidemment, après t’avoir expliqué mes motivations, tu es tout aussi impatiente que moi je crois.

13h30.

J’ai choisi d’arriver très en avance pour être sûr de ne pas le manquer et c’est en pénétrant dans ce grand et large couloir lumineux qui mène jusqu’à ta chambre que je vérifie pour la 25ème fois si j’ai bien mon portable sur moi, si la batterie est au maximum, si le réseau est au taquet et enfin si j’ai bien mon chargeur… Juste au cas où.

Je pousse lentement la porte de ta chambre car je ne sais jamais si tu dors et c’est dans une légère pénombre que je te trouve mais tu es bien éveillée :

« Bonjour ma p’tite femme… »

Je glisse lentement ma main au pied de ton lit pour atteindre ton pied nu sous le drap. Tu appuies dessus avec force et je comprends :

« Bonjour mon mari… »

Notre relation est aussi particulière que nos questions, simple et limitée. Cependant, nous comprenons les désirs de l’autre sans même entendre sa voix. Tu sais que le vrai défi pour moi a été de pouvoir écouter et ressentir ton corps pour te comprendre, mais je crois que l’amour, le temps et surtout l’acceptation de ton état m’ont permis d’avancer très vite dans cet état d’esprit, alors c’est une confiance mutuelle qui nous anime en permettant de se comprendre :

« Bon normalement, tonton Dominique et tata Marie devraient arriver juste avant son coup de fil mais ils seront les seuls présents cet après-midi car je ne voulais pas qu’on soit dérangé. Ça te va ?

- (pied en avant) Oui…

- Et puis il y a très peu de gens au courant car je ne voulais pas non plus qu’on m’appelle à ce moment ».

Ton corps se crispe de tout son long et tes bras se replient sur ton visage. Immédiatement je te demande :

« Tu as mal mon amour ?

- Oui…

- OK, tu as mal à combien ? J’attaque à 7 ?

- …

- 8 ?

- …

- 9 ?

- Oui…

- Bon OK. J’appelle les filles ».

À peine dix minutes plus tard, deux aides-soignantes que j’apprécie beaucoup (bon en même temps, elles sont toutes adorables) rentrent dans ta chambre :

« Alors, il a appelé ?

- Non pas encore les filles mais je vous ferai un petit rapport sur cet entretien particulier, c’est juré.

- Cool. Bon qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ma p’tite Edwige ? », dit l’une en te caressant le pied par-dessus le drap.

« Eh bien elle a mal à 9.

- Ouh la ! Oui en effet. Bon bah on va s’occuper de toi ma belle. Un antidouleur, évidemment, et puis un bon massage des jambes avec de l’huile décontractante pour le corps. Ça te va ?

- Oui… Oui… Oui… Ouiiiiiiii… », ton pied reste appuyé un long moment en avant ce qui nous fait bien sourire car on t’imagine facilement en train de sauter sur place à pieds joints en tapant des mains.

« Vous pouvez aller vous reposer dans le salon famille monsieur Bau. On va bien s’occuper d’elle et puis on va la changer aussi. Elle sera plus à l’aise comme ça.

- Vous êtes vraiment des amours mesdames.

- C’est notre travail vous savez.

- Peut-être mais vous le faites tellement bien ».

Elles me lancent toutes les deux un large sourire. L’une d’elles est relativement grande, plutôt carrée d’épaules mais pas forte, elle a les cheveux courts savamment disposés en bataille et quelques mèches blondes. Un visage très séduisant qui est rehaussé par de grands yeux et des lunettes ayant beaucoup de style. Sa collaboratrice est plus petite avec de longs cheveux châtains clairs. Tout aussi séduisante que sa collègue, elle a un visage fin rempli de malice avec de magnifiques yeux bleus.

Environ 30 minutes plus tard, l’une d’elles revient me chercher pour me signifier qu’elles ont terminé et que tu es parfaitement détendue.

14h30.

Je me pose à côté de toi le téléphone greffé à la main et te fais savoir que j’ai emmené mon ordinateur portable si tu souhaites regarder un film en audiodescription après le coup de fil si tu en as la force :

« Oui,… Non,… Oui,… Non

- OK, tu veux dire que c’est toi qui décideras ?

- Oui…

- Est-ce que ça t’ennuie si je m’assoupis à côté de toi mais que je laisse la télévision en fond ?

- Non… ».

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je m’endors rapidement mais que d’un œil et c’est seulement 30 minutes plus tard que je refais surface. Tu entends à ma respiration que je suis réveillé et tu bouges le pied de gauche à droite pendant que glisse ma main dessous :

« Bon, tu n’as pas mal car tu as eu un calmant. Tu es changée mais je vais vérifier… Check ! Tu es propre. Tu ne voudrais pas que je coupe la télé par hasard ?

- Non…

- Bon eh bien je ne vois qu’un seul truc, tu veux un gros bisou et le câlin qui va avec.

- Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… ».

Je rabats le bas flanc sur ton côté droit et tout en restant debout, je me penche pour plaquer uniquement le haut de mon buste contre le tien. Ma main droite s’appuie sur le haut du matelas côté gauche et lentement je rapproche mon visage près du tien pour te donner un doux baiser. Tu prends plusieurs inspirations profondes pendant tout le temps où nos lèvres sont en contact, comme si tu te nourrissais de ce moment qui est beaucoup trop rare pour toi. Lorsqu’elles ne se touchent plus, je pose ma joue droite contre la tienne toujours en restant plaqué contre toi. Une position certes très inconfortable pour moi mais qui n’est rien comparé à la tienne. Un moment simple où je t’ai sentie apaisée, posée et reconnaissante de ne pas t’abandonner. Même si tu ne peux parler et que les muscles de ton visage sont assez figés, je sais que tu souris de tout ton être :

« Merci mon mari. Je t’aime…

- Moi aussi je t’aime ma p’tite femme ».

15h35.

Le téléphone sonne lorsque mon oncle et ma tante rentrent au même moment :

« Oui allô.

- Bonjour Abel c’est Nikole Montagné ».

C’est vraiment bizarre à dire mais à ce moment-là, c’est comme si j’avais été soulagé de recevoir cet appel. Comme si je pouvais te faire savoir que je ne te racontais pas d’histoires :

« Oui bonjour Nikole. Franchement, merci beaucoup d’appeler.

- Mais c’est normal, je vous l’avais promis. Ah au fait, pendant que j’y pense, merci à vous de nous avoir fait parvenir une copie du diaporama. Ça permet de mettre un visage sur vos noms et j’ai pu vous décrire à Gilbert.

- Je vous en prie, c’est naturel et puis ça me semblait essentiel que vous puissiez voir le contenu des photos.

- Merci encore. Bon je vous passe Gilbert. Au revoir Abel et à bientôt.

- Au revoir Nikole et rendez-vous le 18.

- Avec plaisir ».

Je commence à frissonner et ma tante, comme à son habitude, se met à pleurer lorsque j’entends :

« Allô ?

- Oui bb… bbonjjour.

- Bonjour Abel, ça va ?

- Bonjour Gilbert. Merci beaucoup du temps que vous voulez bien accorder à mon épouse.

- Je vous en prie, ça me fait plaisir.

- Je vais mettre le téléphone en haut-parleur, mais comme Nikole a pu vous l’expliquer, elle ne parle pas mais bouge juste le pied droit pour communiquer et j’essaie de décrypter pour vous. J’aimerais aussi savoir si je pourrais vous dire quelques mots après que vous ayez parlé à ma femme.

- D’accord, il n’y a pas de souci pour moi ».

J’approche le portable de ton oreille en baissant un peu le volume pour éviter que ça soit désagréable vu que tu es habituée au silence. Cependant, nous entendons parfaitement et mon oncle ferme la porte :

« Vous pouvez y aller Gilbert, elle vous entend.

- Bonjour Edwige, c’est Gilbert Montagné à l’appareil. Bon écoute, on ne va pas s’embêter hein. On est entre nous et on va se tutoyer, enfin moi je trouve ça plus sympa, tu es d’accord ?

- Oui… (je lui fais savoir qu’elle a dit oui)

- Bien c’est quand même plus cool comme ça. Je voulais vraiment te dire quelque chose d’important, tu as cette force en toi, Edwige. N’en doute jamais. Tu dois te servir de cette force pour te battre et avancer malgré cette épreuve qui vous barre la route à tous les deux.

- Oui,… Oui,… Oui,… (tu es d’accord avec lui et tu vas te battre) ».

La conversation se poursuit tranquillement et pendant que tu dialogues avec ton corps qui tremble d’émotion, c’est avec une incroyable pudeur, beaucoup de respect et de tendresse que Gilbert te donne ce qu’il a de meilleur en lui. Je ne sais trop comment le décrire, mais c’est un homme que j’aime résumer avec trois mots. Lumière, couleur et amour. Une personne simple et humble qui, pendant le temps qu’elle a bien voulu t’accorder, a sans le savoir réussi à te donner une grande bouffée d’air frais. Comme si par magie il avait réussi à ouvrir la fenêtre de ta chambre à distance pour qu’un oiseau puisse venir voler dans ta cage grâce à ses mots. Ta chambre qui baigne dans une douce pénombre, se trouve tout à coup dans un grand éclat de lumière.

Il finit de discuter avec toi et promet d’avoir de belles pensées à ton égard, puis je reprends la communication pour échanger quelques mots avec lui :

« […] Oui Gilbert, merci encore d’avoir eu la gentillesse de prendre un peu de temps pour Edwige mais je vous le dirai en face le 18 juillet prochain, car j’espère vraiment pouvoir enfin vous rencontrer.

- Sans problème Abel, c’est promis. De toute façon, mon épouse va garder vos coordonnées et elle vous appellera quelques jours avant le concert, et le soir même. Comptez sur nous.

- À très bientôt alors et bonne fin de journée.

- Merci Abel, à vous aussi. Au revoir ».

Mon oncle rouvre à nouveau la porte discrètement et pendant que ma tante essuie ses larmes en se tournant vers la fenêtre de ta chambre, j’essuie ton front avec un linge frais et humide car tu as beaucoup transpiré à cause de cette vague d’émotion que tu viens de recevoir :

« Alors ma petite femme, est-ce que ça t’a plu ?

- Oui mon mari. Merci… ».

Mon oncle ouvre la bouche pour la première fois depuis son arrivée dans la chambre :

« Tu sais Abel, je vais te dire un truc. Ce qu’il vient de faire ne m’étonne pas du tout car c’est un homme qui donne exactement l’image qu’il renvoie à son public. Il est généreux en amour pour les autres. C’est vraiment un grand bonhomme.

- C’est clair, là respect total.

- Ouiiiiiiiiiiiiii… ».

Nous passons ensuite le reste de l’après-midi à reparler du coup de fil salutaire d’un artiste généreux et d’une femme de cœur, Gilbert et Nikole Montagné.